Ukraine : un mouvement épidermique et spontané qui bouscule l'échiquier politique
La colère a précipité dans la rue des centaines de milliers d'Ukrainiens, dimanche 1er décembre, rassemblés au coeur de Kiev pour revendiquer l'orientation européenne de leur pays et dénoncer les violences policières survenues quarante-huit heures plus tôt.
Neuf ans après la « révolution orange » qui avait empêché l'élection frauduleuse de Viktor Ianoukovitch à la présidence, les manifestants ont défilé en masse contre le même homme, à la tête d'un Etat secoué comme jamais. Leur objectif : empêcher qu'on leur vole une nouvelle fois leur avenir.
On croyait les Ukrainiens en dépression démocratique profonde. La grande trahison qu'a constitué, aux yeux des manifestants, le renoncement du président à l'accord d'association avec l'Union européenne (UE) a servi d'électrochoc. Elle a ranimé le spectre d'une Ukraine inféodée à Moscou, d'une Ukraine condamnée par ses dirigeants au marasme subventionné, à la corruption, aux petits arrangements entre puissants copains. Les violences policières vendredi soir contre quelques milliers de manifestants ont même esquissé un possible destin à la biélorusse, où les matraques deviendraient l'ordinaire du pouvoir. Pour l'heure, ce n'est pas le cas.
La formidable crise de légitimité du président Ianoukovitch ne peut être traitée comme un simple accès de colère populaire. Elle laisse le régime face à une alternative étroite : la fuite en avant répressive ou d'improbables concessions politiques, au-delà du sacrifice de quelques lampistes.
Après plusieurs mois de consensus inédit entre le pouvoir et l'opposition au sujet de l'intégration européenne, chacun semble reprendre sa place, attribuée depuis la « révolution orange » de 2004. L'affrontement est de retour. Parfois au sens littéral du terme, à l'instar de ces activistes zélés cachés derrière des masques, qui ont tenté de prendre d'assaut l'administration présidentielle.
Les leaders de l'opposition ont appelé les manifestants à ne pas répondre aux « provocations ». L'un d'eux, Arseni Iatseniouk, a mis en garde contre la volonté supposée de Viktor Ianoukovitch d'instaurer l'état d'urgence, en profitant des débordements. Mais les leaders de l'opposition orientent-ils réellement la colère populaire, ou se contentent-ils de la traduire en mots ?
LE RÔLE DES RÉSEAUX SOCIAUX
Dans ce mouvement, les réseaux sociaux ont joué un rôle déterminant, à la différence de 2004. C'est par Facebook et Twitter que les images des répressions policières, vendredi, ont circulé. C'est par eux que le mouvement Euromaïdan (du nom de la place de l'Indépendance, Maïdan en ukrainien) s'est propagé. C'est par eux qu'on a appelé à manifester. Le parallèle est frappant avec la fièvre civique qui s'était emparée de Moscou contre les fraudes électorales, en décembre 2011.
Ce mouvement de protestation est spontané, épidermique. Beaucoup de jeunes dans la rue n'ont aucune mémoire de l'Ukraine communiste. Leur exaspération est due à l'inertie qui paralyse leur pays. Mais en l'absence de leaders, il n'est pas dit que leur mobilisation se maintiendra sur la durée. D'autant que, mis à part le boxeur Vitali Klitschko, nouveau venu en politique, les chefs de l'opposition sont pour la plupart déconsidérés. Les anciens « orangistes » ont gâché tant d'occasions au pouvoir, qu'ils sont les premiers responsables du retour à la présidence de Viktor Ianoukovitch, en février 2010.
Mais cette mobilisation exceptionnelle bouscule l'échiquier politique ukrainien. Elle permet à l'opposition de présenter un front uni, et de mettre de côté, pour l'heure, la question de son leadership. Les orateurs ont défilé pour réclamer, outre le renvoi du ministre de l'intérieur, des élections présidentielle et parlementaires anticipées.
Les événements de ce week-end peuvent accentuer les divisions au sein du Parti des régions, au pouvoir. Plusieurs députés pourraient quitter cette formation dans les prochains jours, alors qu'elle ne bénéficie pas de majorité à elle seule à la Rada.
Une nouvelle coalition est-elle possible ? L'opposition appelait à bloquer le fonctionnement des institutions centrales, lundi 2 décembre, et non pas à ferrailler au Parlement. Reste à observer l'attitude des « siloviki », les responsables des structures de sécurité.L'énorme nervosité policière depuis vendredi pourrait trahir des divergences entre responsables sur la conduite à tenir.
IANOUKOVITCH AFFAIBLI
Une des clés de compréhension de l'Ukraine moderne est le pluralisme oligarchique, qui la différencie de la Russie. La diversité dans la couverture télévisée des manifestations l'illustre. L'un des actionnaires de la chaîne Inter TV, favorable au mouvement, n'est autre que Serhi Liovochkine, qui, jusqu'à vendredi soir, était le chef de l'administration présidentielle. Sa démission, peu après les violences policières, est un indice précieux des divisions au sein des élites.
En Ukraine, personne ne peut prétendre à un monopole politique, économique ou médiatique, contrairement à la Russie. Or, Viktor Ianoukovitch et son clan, très privilégié depuis trois ans, suscitent l'exaspération d'une partie des puissants, qu'ils lorgnent ou pas vers l'UE. Il est peu probable que Rinat Akhmetov, le milliardaire de Donetsk, qui fut le financier du Parti des régions, défendra le président à tout prix. Même doute pour Dmytro Firtash, homme-clé du secteur énergétique.
M. Ianoukovitch sort très affaibli de la séquence de Vilnius. Il a tourné le dos à l'UE en se comportant en épicier cupide. Cet apparatchik résilient mais sans envergure a joué à l'Européen convaincu pendant des mois. Mais, au dernier moment, il a choisi les intérêts à court terme – l'argent promis par Moscou – à la longue marche exigeante vers l'Europe. Il a privilégié l'opacité et le confort des siens – son fils Alexandre est l'une des fortunes ascendantes du pays – à une promesse de développement basé sur des normes modernes. Même si le coût économique de l'accord d'association a été très sous-estimé par l'UE elle-même.
C'est ce peuple trahi qui est sorti dans la rue. La foule ne représentait pas les 45 millions d'Ukrainiens, que l'on sait divisés géographiquement et linguistiquement. Mais elle en était la frange la plus éclairée sur le plan civique, la plus active. Et la plus déterminée.
Ukraine : le premier ministre évoque un « coup d'Etat », l'Europe s'inquiète
Les capitales européennes ont appelé lundi 2 décembre les autorités et l'opposition ukrainiennes à la retenue après les violences du week-end. La veille, plus de 100 000 personnes s'étaient rassemblées à Kiev pour protester contre la décision du président, Viktor Ianoukovitch, de renoncer à un accord d'association avec l'Union européenne. Lundi, ils étaient encore plusieurs milliers à bloquer le siège du gouvernement, tandis que l'opposition appelait à la grève générale.
Ces manifestations sont devenues « incontrôlables » et leurs instigateurs utilisent des « méthodes illégales » pour renverser le pouvoir, s'est indigné dans la journée le premier ministre ukrainien, Mykola Azarov. « Ce qui se passe présente tous les signes d'un coup d'Etat. C'est une chose très sérieuse. Nous faisons preuve de patience, mais nous voulons que nos partenaires ne pensent pas que tout leur est permis », a-t-il ajouté.
« Nous ne considérons certainement pas des manifestations pacifiques comme des coups d'Etat », a déclaré le porte-parole du président Barack Obama, Jay Carney. Emboîtant le pas aux diplomates de Bruxelles, le président français François Hollande et le premier ministre polonais Donald Tusk avaient condamné plus tôt « les violences » qui ont fait près de 190 blessés dimanche à Kiev. Encourageant les parties au dialogue, les deux hommes ont rappelé « que l'UE était disposée à signer l'accord d'association avec l'Ukraine, dans le respect des principes et conditions qui fondent le partenariat oriental ».
L'ex-président polonais Aleksander Kwasniewski, très impliqué dans les négociations sur la partenariat oriental, s'est inquiété pour sa part du risque d'instauration de l'état d'urgence. « Il faut surtout mettre en garde le président Ianoukovitch contre l'usage de la force », a-t-il déclaré, à l'antenne de la radio RMF, alors que des camions de forces spéciales antiémeute étaient positionnés dans le quartier gouvernemental, lundi.
Le porte-parole de la chancelière allemande Angela Merkel a, lui, estimé que « les manifestations [avaie]nt envoyé un message très clair ». « Espérons que le président Ianoukovitch l'entendra », a-t-il ajouté, appelant ce dernier à respecter la liberté de manifester. Pour le porte-parole du ministre des affaires étrangères allemand, Guido Westerwelle, les manifestations « montrent que le cœur du peuple ukrainien bat pour l'Europe ».
Une analyse que ne partage évidemment pas le président russe. Pour Vladimir Poutine, « les événements en Ukraine ressemblent plus à un pogrom qu'à une révolution. (...) Cela n'a pas grand chose à voir avec les relations de l'Ukraine avec l'Union européenne (...) Ces actions ont été préparées de l'extérieur. Nous voyons comment des groupes bien organisés sont impliqués ».
Les visages de la contestation en Ukraine
Rassemblée spontanément depuis plus de dix jours, une foule de plus en plus nombreuse réclame la démission du président ukrainien, Viktor Ianoukovitch, après sa volte-face le 21 novembre sur un rapprochement du pays avec l'Europe.
Comptant quelques dizaines de milliers de manifestants les premiers jours, la mobilisation a fait descendre plus de 100 000 personnes dans les rues de Kiev et d'autres grandes villes, dimanche 1er décembre, écœurées par la violente répression policière du week-end. Lundi, des manifestants occupaient la mairie de la capitale ukrainienne et bloquaient l'accès au siège du gouvernement.
Des étudiants aux dirigeants d'opposition, en passant par le parti au pouvoir, quels sont les acteurs de cette « bataille de Kiev » ?
LA SOCIÉTÉ CIVILE
Les étudiants
Lors d'une manifestation, place de l'Indépendance à Kiev, pour un rapprochement de l'Ukraine avec l'Union européenne, vendredi 29 novembre.
Les étudiants ont pris dès les premiers jours les devants du mouvement pour la signature d'un accord avec l'Union européenne, dénonçant la « trahison » du Président, qui avait fait des négociations avec l'Europe un des axes de sa politique.
Beaucoup de ces manifestants n'ont pas connu l'ère communiste et étaient trop jeunes pour manifester en 2004 lors de la « révolution orange », qui s'opposait déjà à l'époque à Viktor Ianoukovitch.
Fière d'être ukrainienne, cette jeunesse se sent également profondément européenne. C'est grâce à leur mouvement que la mobilisation a pu perdurer pendant dix jours non-stop, les étudiants se relayant nuit et jour sur la place de l'Indépendance (Maidan Nezalezhnosti, que les Ukrainiens appellent tout simplement Maïdan, « la place »), avant d'en être délogés avec violence par la police, samedi 30 novembre à l'aube.
Très spontanée, la mobilisation étudiante ne compte pas d'icône particulièrement médiatisée dans ses rangs, et s'organise sur les réseaux sociaux sous le mot-clé #EuroMaïdan.
Les « vétérans » de la « révolution orange »
Des manifestants entonnent l'hymne européen à Kiev, le 29 novembre. L'Union européenne n'est pas parvenue à convaincre l'Ukraine de signer, vendredi 29 novembre, un accord historique scellant son rapprochement avec l'Europe de l'Ouest.
A neuf ans d'intervalle, ils manifestent contre une même figure, celle du président Viktor Ianoukovitch. En novembre 2004, ils contestaient les conditions de son élection frauduleuse et réclamaient un nouveau vote, qui se tiendra un mois plus tard et se conclura par l'éviction de Ianoukovitch de la présidence.
La « révolution orange » avait fait souffler un vent de liberté et d'espoir de démocratie dans le pays, mais de nombreux militants ont été déçus des résultats. Minés par les querelles internes et les ambitions personnelles, les « orangistes », au pouvoir de 2005 à 2010, ont raté l'occasion de moderniser et démocratiser l'Ukraine, à tel point qu'ils ont permis le retour par les urnes de Viktor Ianoukovitch à la présidence. Contrairement à 2004, quand ils soutenaient sans faille les deux icônes de la révolution, Viktor Iouchtchenko et Ioulia Timochenko, les manifestants d'EuroMaïdan ne se sont pas trouvé de dirigeant naturel.
LES LEADERS POLITIQUES
Trois principaux partis forment l'opposition au Parti des régions, la puissante formation politique de Viktor Ianoukovitch. Des libéraux aux ultranationalistes, ils balaient un large spectre politique, mais se retrouvent unis dans leur opposition au Président et dans leur volonté de se rapprocher de l'Union européenne.
L'opposition a déclaré ces derniers jours œuvrer à une alliance, mais n'a pas réussi pour l'instant à se mettre d'accord sur un nom de leader.
Vitali Klitschko
Le chef du parti libéral Oudar est l'opposant le plus en vue. Cet ancien boxeur – il a été champion du monde dans la catégorie poids lourds – est entré en politique il y a quelques années pour rapidement s'imposer comme l'une des étoiles montantes de l'échiquier politique ukrainien. Malgré un physique impressionnant (2,02 m pour 110 kg) et sa forte médiatisation, son manque de charisme lui est reproché, tandis que sa légitimité politique reste à construire.
Candidat malheureux à la mairie de Kiev en 2006, le seul mandat qu'il a exercé est celui de député, depuis 2012. Ces derniers jours cependant, devant la foule de manifestants, ses discours étaient les plus applaudis et son nom fréquemment scandé. Klitschko, qui a fait de la lutte contre la corruption sa principale bataille, est respecté dans le pays pour avoir bâti honnêtement sa fortune, par ses victoires sportives, et non par des affaires frauduleuses.
Arseni Iatseniouk
Ce proche de Ioulia Timochenko est le chef de file, au Parlement, de la coalition Batkivchtchina (« La Patrie »), deuxième force politique du pays. Iatseniouk, éphémère ministre des affaires étrangères en 2007, n'a cependant pas toujours été le fidèle partisan de Ioulia Timochenko, et a même été l'un de ses rivaux à l'élection présidentielle de 2010.
Depuis 2011 et l'emprisonnement de l'ancienne première ministre (condamnée à 7 ans de prison, officiellement pour abus de pouvoir dans la signature d'un accord gazier avec la Russie en 2009), Iatseniouk a rapproché sa formation de celle de Timochenko. En l'absence politique de la « dame à la natte », hospitalisée sous surveillance à Kharkiv, dans l'est de l'Ukraine, Iatseniouk tente de s'imposer comme son héritier et son plus ardent défenseur.
Oleg Tiagnybok
Oleg Tiagnybok est le leader ultranationaliste du parti Svoboda (« Liberté »), représenté au Parlement avec 37 élus (sur 450). Très présent dans l'ouest ukrainophone du pays, Svoboda s'est illustré dans le passé par les propos antisémites et antirusses de ses représentants. Ces derniers mois, le parti tente d'afficher une image plus lisse et a été très actif dans la défense d'un rapprochement de l'Ukraine avec l'Union européenne, Svoboda craignant par-dessus tout que son pays retombe sous la houlette de Moscou.
Malgré son radicalisme, le parti est donc un interlocuteur des négociateurs européens et s'affiche, aux côtés des partis Oudar et Batkivichtchina, aux premiers rangs de la contestation contre Ianoukovitch.
LE PRÉSIDENT IANOUKOVITCH AFFAIBLI
Alors qu'il tentait de manœuvrer depuis quelques jours pour rassurer les manifestants pro-UE, affirmant ses ambitions européennes tout en ménageant son voisin russe, Viktor Ianoukovitch semble perdre pied. Son pays est en ébullition, l'opposition occupe ou bloque plusieurs bâtiments clés de la capitale, et des centaines de blessés ont été recensés dimanche dans des affrontements en marge des manifestations. Devant l'ampleur de la mobilisation, il a finalement décidé, à la dernière minute, d'annuler la visite officielle qu'il devait faire en Chine, mardi.
Officiellement, le président maintient que le gel des négociations avec l'Union européenne n'est qu'une « pause » et que le rapprochement avec l'Europe reste son objectif. Interrogé par Le Monde.fr, un député du Parti des régions, Vladyslav Loukianov, explique que les membres de son mouvement se divisent entre l'envie de se tourner vers l'Union européenne et le souhait d'entretenir des relations plus étroites avec Moscou. « Mais la position officielle du parti est que l'Ukraine n'a pas vocation à rejoindre l'union douanière de la Russie [qui inclut actuellement le Kazakhstan et la Biélorussie], et encore moins une union eurasienne. »
Des propos insuffisants pour rassurer les manifestants, qui ne croient plus le Parti des régions après tant de valses hésitations. Tout porte à croire, en effet, que Ianoukovitch s'est rapproché ces dernières semaines de Moscou. Le premier ministre, Mykola Azarov, a d'ailleurs admis que la Russie avait fait pression sur Kiev pour suspendre les négociations avec l'UE. Autre signe inquiétant : Viktor Ianoukovitch a fait savoir, lundi, qu'il se rendrait en Russie le 6 décembre, après sa visite en Chine, pour discuter d'une nouvelle coopération économique.
Y a-t-il des « casseurs » parmi les manifestants ?
Si les premiers jours de la mobilisation EuroMaïdan se sont déroulés dans une ambiance très calme (quelques très rares incidents ont été signalés dans les tout premiers jours du mouvement), la situation s'est nettement tendue ce week-end. Dès vendredi soir, place de l'Indépendance à Kiev, le déploiement des forces de l'ordre dans le centre-ville de la capitale était impressionnant : des centaines de policiers casqués et armés de boucliers étaient positionnés aux abords de la place.
Du côté des manifestants, certains s'interrogeaient sur la présence d'individus cagoulés, soupçonnant des « titushkis » (des casseurs) d'avoir infiltré leurs rangs. Dans la nuit, la police intervenait à coups de matraque et de gaz lacrymogènes pour déloger les campeurs de Maïdan. Cette répression musclée a ressoudé les rangs des manifestants qui sont descendus dimanche dans la rue bien plus nombreux qu'espéré (plus de 100 000 à Kiev, des dizaines de milliers d'autres dans le reste du pays). Des affrontements ont eu lieu en marge de ces manifestations, qui ont fait entre 200 et 300 blessés. Le pouvoir attribue ces débordements aux partis d'opposition, qui eux-mêmes rejettent la faute sur le dos de provocateurs. Pour Piotr Porochenko, un des oligarques qui soutient activement l'opposition, les incidents ont été provoqués par « 500 individus spécialement formés et équipés, amenés par les autorités pour discréditer notre action pacifique ».