Elle fut hier la journaliste la plus connue de France, elle peut devenir demain une actrice majeure sur la scène politique. L'épouse de Dominique Strauss-Kahn attire aujourd'hui tous les regards. Qui est-elle? Que veut-elle? Enquête.
"Deux ou trois choses vues d'Amérique", le 4 avril 2011 : "Ce lundi, il sera sans doute candidat", prévient Anne Sinclair sur son blog. A ces mots, certains retiennent leur souffle : "Mme DSK", devenue son porte-voix, engagerait-elle enfin le combat ? Le frisson fait long feu : "Obama devrait annoncer le tout premier sa candidature", poursuit la journaliste, avant de préciser que "les commentaires de politique politicienne française, pour ou contre celui-ci ou celui-là, passeront à la trappe. Je suis d'humeur bagarreuse, ce soir !"
Bagarreuse, facétieuse, frondeuse, qu'importe : depuis quelques mois, l'épouse du directeur général du FMI est l'objet de toutes les attentions, alors qu'il est, lui, contraint au silence. Lorsqu'elle parle, c'est Strauss-Kahn qu'on entend, tant elle est aujourd'hui "la femme de" son mari.
Drôle de destin que celui d'une ex-icône du petit écran, une étoile du dimanche soir, la journaliste grâce à laquelle toute une génération de Français s'est passionnée pour la politique à la télé! Mais qui est vraiment Anne Sinclair ? Et quel rôle joue-t-elle auprès de celui qui pourrait, un jour, prétendre accéder au sommet de l'Etat ?
7 sur 7, the place to be
Les puissants et leurs petites médiocrités, le pouvoir, l'argent, elle les connaît intimement. La notoriété? Elle l'a eue à 100%. Elle a incarné une émission qui a mobilisé jusqu'à 12 millions de téléspectateurs à la fin de chaque semaine -les premières notes du générique de 7 sur 7 suffisent à replonger chaque Français de plus de 20 ans en terre familière...
Son plateau en demi-lune, c'était the place to be à l'heure du souper dominical. Elle est, à l'époque, la journaliste la plus puissante du PAF : "Tous les politiques voulaient passer à 7 sur 7, se souvient Marie-France Lavarini, ancienne rédactrice en chef. Elle recevait une avalanche d'invitations, de coups de fil... C'était une période incroyable." Et pourtant. "Je ne l'ai jamais sentie grisée par le pouvoir, assure Patrick Bruel, un de ses amis. Elle donne plutôt le sentiment d'en avoir perçu les limites, pour l'avoir beaucoup côtoyé professionnellement." Anne Sinclair refuse alors les ponts d'or qu'on lui offre pour une participation ici, une apparition là-bas. Comme elle renvoie systématiquement les bijoux dont la couvrent les joailliers. Quand elle porte, elle paie.
Ce n'est pas l'enjeu. Elle a longtemps vécu de son travail, et elle en a bien vécu: au moment de 7 sur 7, elle gagne environ 33 000 euros par mois, un salaire qui augmente lorsqu'elle prend la direction d'e-TF1, après 1997; sans parler du 1,86 million d'euros qu'elle empoche grâce à sa victoire aux prud'hommes contre la chaîne privée. Avec cet argent, précise-t-elle souvent, elle a acheté le riad que le couple Strauss-Kahn possède à Marrakech: "Bienvenue chez Patrick Le Lay!" lui arrive-t-il de lancer aux invités.
Mais avant même qu'elle gagne sa vie, l'argent n'a jamais été un problème pour cette petite-fille d'un des plus grands marchands d'art du xxe siècle, fille d'un industriel en cosmétique. Un réalisateur se souvient de la première fois qu'il est allé chez elle: "Ouah! ça doit faire cher de loyer ! Elle m'a répondu: "Non, c'est à nous." L'appartement? "Non, l'immeuble.""
La gauche dans ce qu'elle peut avoir de plus élitiste
A cette aisance financière s'ajoute une aisance culturelle, liée autant à sa famille, juifs résistants convaincus, après guerre, par les idéaux de Mendès France, qu'au milieu où elle évolue grâce à son premier mariage avec le journaliste Ivan Levaï, dont elle est restée très proche. Les Badinter sont ses amis, comme Simone et Antoine Veil, Jean-François Kahn et sa femme, Rachel, Alain Duhamel, Pierre Arditi, Guy Bedos, Bernard Kouchner, Bernard-Henri Lévy. Dans le temps, il y avait aussi Yves Montand et Simone Signoret, qui lui téléphonait souvent, le dimanche soir, pour commenter l'émission de celle qu'elle appelait "ma p'tite".
"Anne Sinclair fait fondamentalement partie de ce petit monde de connivence intello-politico-médiatique, dont elle ne comprend même pas qu'il puisse énerver puisque c'est le sien", écrit Emmanuelle Anizon dans Télérama en 2003.
La femme de DSK incarne la "gauche caviar" dans ce qu'elle peut avoir de plus tape-à-l'oeil et de plus élitiste - "Madame et ses bagouses", résume élégamment Nicolas Sarkozy en privé. Le président est convaincu que cette image caricaturale de la grande bourgeoisie, insouciante et mondaine, lui servira de faire-valoir. Et qu'Anne Sinclair, si populaire ait-elle été, tirera DSK vers le bas, à défendre trop ardemment une gauche morale en total décalage avec les difficultés quotidiennes des Français. Peut-être.
Travailleuse acharnée, méticuleuse dans ses dossiers
Peut-être pas : Mme Strauss-Kahn est décrite par ceux qui l'ont approchée comme le modèle même de l'anti star, humaine et chaleureuse. "Jamais je n'ai décelé chez elle une once de vanité", témoigne Elisabeth Badinter.
Jamais un caprice, un mot cruel gratuit, un geste déplacé. Au contraire, dans un choeur étonnant, ses amis, ceux avec qui elle a travaillé, les politiques qu'elle a croisés, tous parlent d'une femme d'une extrême gentillesse, courtoise, fidèle dans les bons et les mauvais moments, travailleuse acharnée, méticuleuse dans ses dossiers. Qui a toujours compensé le ton affable de ses questions par leur précision, ou le ton convenu -voire gnangnan- de son ouvrage sur les personnalités qu'elle a invitées à 7 sur 7 par des interviews sans ménagement. Celle de François Mitterrand en reste un exemple, président qu'elle exaspère en l'interrogeant à plusieurs reprises sur ses relations avec Roger-Patrice Pelat.
Anne Sinclair fait partie, pourtant, des quelques rares intimes qui ont partagé sa victoire avec le chef de l'Etat dans la chambre de l'hôtel du Vieux Morvan, à Château-Chinon (Nièvre), le 10 mai 1981. Mais elle ne lui a jamais pardonné d'avoir prolongé son amitié avec René Bousquet après 1978, alors que ce dernier est, à cette date, nommément désigné comme l'un des responsables français de la rafle du Vél' d'Hiv en juillet 1942, par Louis Darquier de Pellepoix dans une interview à L'Express.
Cette interview marque un tournant dans la propre famille d'Anne Sinclair : son père, Robert Schwartz, Sinclair de son nom de guerre, vilipendé, rappelle Ivan Levaï, par le chef de la propagande nazie Joseph Goebbels, découvre alors que son voisin de Valbonne, dans les Alpes-Maritimes, cet aimable M. Jean Leguay, avec lequel la famille entretient d'excellentes relations, était l'adjoint de Bousquet en 1942...
Pour Anne Sinclair, la rupture avec Mitterrand date de l'affaire Bousquet. Sur d'autres sujets, certes moins tragiques, il y a des manquements qu'elle n'excuse pas. "Je ne te le pardonnerai jamais", promet Anne Sinclair à Michèle Cotta en novembre 1999. Elle reproche à la directrice générale de France 2 de ne pas avoir empêché la "traque journalistique" organisée autour de DSK, à la veille de sa démission du gouvernement Jospin.
"Une femme de devoir"
Jean-Marie Colombani, lui, se souvient encore du tombereau d'injures dont elle l'abreuve au téléphone, alors qu'elle estime indigne la manière dont son journal, Le Monde, rend compte de l'affaire de la cassette Méry, en septembre 2000. Dans les deux cas, DSK sera blanchi par la justice.
Quant à Lionel Jospin, c'est par courrier qu'elle lui a signifié sa déception et sa colère, à la sortie du livre L'Impasse: l'ancien Premier ministre socialiste y dénonce longuement les travers de Ségolène Royal, "la moins capable de gagner" en 2007 selon lui. Cette fois, c'en est trop -la journaliste, sur l'estomac de laquelle pesaient déjà un repas à la Lanterne, en 1999, et le ton moralisant de l'homme de Matignon, ne le lui fait pas dire: que n'a-t-il exprimé ses doutes plus tôt! Et surtout, que n'a-t-il soutenu DSK, s'il le jugeait le plus capable!
Ses amis sont unanimes: Anne Sinclair est une femme d'un naturel aimable, mais, si on touche à "Domi", elle devient chienne. "On ne peut pas comprendre Anne si on ne commence pas par dire qu'elle agit par amour pour Dominique, souligne l'un d'eux. Exprimé de cette manière, ça peut paraître ridicule et absolument ringard, mais c'est la pure vérité." "Anne est une femme de devoir, confirme la photographe Micheline Pelletier. La seule fois où elle a dérogé à sa règle personnelle, c'est par amour, par passion même, lorsqu'elle a rencontré Dominique."
Elle le rencontre, en 1989, au plus haut de sa popularité. Strauss-Kahn, lui, n'est que le président de la commission des Finances de l'Assemblée. Ils se croisent à l'occasion de l'émission Questions à domicile, présentée à l'époque par Anne Sinclair et Jean-Marie Colombani. Il est d'usage qu'un contradicteur vienne porter le fer face à l'invité. Ce soir-là, confortablement installée dans le salon de Dominique Perben, la France découvre DSK, en duplex. Il deviendra deux ans plus tard ministre délégué à l'Industrie et au Commerce extérieur du gouvernement d'Edith Cresson.
Avec lui, c'est l'aventure, le souffle d'une nouvelle vie. Les Etats-Unis en van, l'Inde en bus, la Chine en famille... Anne Sinclair devient le coeur d'une tribu recomposée, six enfants à eux deux. Elle, fille unique qui a toujours eu des relations compliquées avec sa mère, trouve une famille -au sens large- au sein de laquelle elle s'épanouit.