Comment une bande de retraités en Touraine a résisté à Monasphère une «oasis chrétienne» rêvée par Pierre-Edouard Stérin
Posté : 11 novembre 2024 11:06
par Corvo
Mamie et papis font de la résistance.
Des octogénaires reviennent avec «Libération» sur leur combat pour contrecarrer un projet de lotissements réservés aux chrétiens en Indre-et-Loire et soutenue par l’entrepreneur proche de l’extrême droite. Faire plier un milliardaire conservateur radical : mode d’emploi.
Les surprises sont rares dans le quotidien d’une prof d’allemand à la retraite. Dans sa maison de L’Ile-Bouchard, un village de 1 500 habitants en Indre-et-Loire construit comme un bout du monde flottant sur la Vienne, Betty Delavenna, 80 ans, se trouve tous les ans une nouvelle activité manuelle : tissage avec teintures végétales, peinture sur galets à l’acrylique ou encore dessin sur les feuilles de son ginkgo biloba, une espèce d’arbres qu’elle affectionne… Le 13 janvier 2022, en lisant la Nouvelle République, surprise : «Indre-et-Loire : un village destiné aux chrétiens prêt à sortir de terre à L’Ile-Bouchard.» Euh… pardon ? Ça s’appelle Monasphère. Une start-up immobilière concoctée par deux jeunes entrepreneurs, Damien Thomas, ancien directeur de sanctuaire, Charles Wattebled, ancien musicien formé à la maîtrise de Notre-Dame de Paris, et financée par Pierre-Edouard Stérin, fondateur de Smartbox, libertarien conservateur proche de l’extrême droite, souhaite construire une «oasis aux familles chrétiennes» pour «allier vie spirituelle et vie à la campagne». Concrètement, dix-sept logements avec jardin privatif, réservés aux familles chrétiennes, qui doivent fleurir d’ici quelques mois. Le tout, près de chez Betty Delavenna. «Bah non, c’est pas possible», pense-t-elle alors. Nouvelle activité favorite : mettre à l’amende un milliardaire d’extrême droite.
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Des octogénaires reviennent avec «Libération» sur leur combat pour contrecarrer un projet de lotissements réservés aux chrétiens en Indre-et-Loire et soutenue par l’entrepreneur proche de l’extrême droite. Faire plier un milliardaire conservateur radical : mode d’emploi.
Les surprises sont rares dans le quotidien d’une prof d’allemand à la retraite. Dans sa maison de L’Ile-Bouchard, un village de 1 500 habitants en Indre-et-Loire construit comme un bout du monde flottant sur la Vienne, Betty Delavenna, 80 ans, se trouve tous les ans une nouvelle activité manuelle : tissage avec teintures végétales, peinture sur galets à l’acrylique ou encore dessin sur les feuilles de son ginkgo biloba, une espèce d’arbres qu’elle affectionne… Le 13 janvier 2022, en lisant la Nouvelle République, surprise : «Indre-et-Loire : un village destiné aux chrétiens prêt à sortir de terre à L’Ile-Bouchard.» Euh… pardon ? Ça s’appelle Monasphère. Une start-up immobilière concoctée par deux jeunes entrepreneurs, Damien Thomas, ancien directeur de sanctuaire, Charles Wattebled, ancien musicien formé à la maîtrise de Notre-Dame de Paris, et financée par Pierre-Edouard Stérin, fondateur de Smartbox, libertarien conservateur proche de l’extrême droite, souhaite construire une «oasis aux familles chrétiennes» pour «allier vie spirituelle et vie à la campagne». Concrètement, dix-sept logements avec jardin privatif, réservés aux familles chrétiennes, qui doivent fleurir d’ici quelques mois. Le tout, près de chez Betty Delavenna. «Bah non, c’est pas possible», pense-t-elle alors. Nouvelle activité favorite : mettre à l’amende un milliardaire d’extrême droite.
Ce fut le début d’une fable moderne, kafkaïenne, où une bande de septuagénaires progressistes s’est rebellée contre des jeunes gens réactionnaires. A l’été 2024, alors que l’Humanité révélait l’existence de «Périclès», le projet politique de Pierre-Edouard Stérin visant à évangéliser la France, et dont Monasphère était un signe avant annonciateur, le collectif de seniors qui a enterré le projet publiait un livre intitulé Un lotissement «chrétien» à L’Ile-Bouchard, avant cent autres ? (L’Harmattan, 2024). Comme un manuel de bonnes pratiques si l’extrême droite catholique s’invite du côté de chez vous. Suivez le guide.
Etape 1
Ecouter la prof d’allemand
Quand elle découvre l’existence du projet Monasphère, Betty Delavenna peine à le croire. Née en 1944 en Alsace, elle a grandi sous le concordat, dans un monde où «l’Eglise était partout». Huit décennies plus tard, énorme retour en arrière. «Pour moi, être prof, c’est apprendre à faire société et là, c’est anti-société, dit-elle. Dans ma tête et dans mes tripes, c’est pas possible.»
Installée sur L’Ile-Bouchard depuis 1967, elle connaît tout le monde et tout le monde la connaît. La petite dame reçoit chez elle, tonique. Autour de la table, une belle brochette, des vieux compagnons, pas tout à fait dans la fleur de l’âge : il y a là Yves Denis, 83 ans, historien en gilet à motifs losanges, déçu du Parti socialiste, période Mitterrand ; accompagné de Gilles Breton, ancien directeur de collège, fils de bouffeur de curé ; Guy Jouteux, 70 ans, propriétaire de l’hôtel-restaurant qui accueille les pèlerins de passage ; sans oublier le mari de Betty, Max, dont le père est mort en camp de concentration pour fait de résistance.
Sans attendre, ils montent un collectif, c’est plus pratique qu’une association. «Betty a raison, mais quel rôle peut-on jouer là-dedans ?» se demande alors Yves Denis, démuni. Place à l’arme favorite des seniors : les boucles de mails. Ils écrivent à des anciens élèves, des professeurs à la retraite, des élus locaux, Emmanuel Macron… En attendant les réponses, l’historien continue de se gratter la tête : leur village est devenu un laboratoire pour cathos intégristes, un phare pour un projet qui doit s’étendre sur toute la France. «Pourquoi L’Ile-Bouchard ?» se demande-t-il.
Etape 2
Bien relier les points entre eux
Avant le délire Monasphère, il y eut celui des apparitions : entre le 8 et le 14 décembre 1947, quatre fillettes prétendent avoir vu la Vierge Marie, leur donnant rendez-vous dans l’église Saint-Gilles pour prier car «la France est en grand danger». Le magazine Point de vue consacre sa une à cette histoire, avec quatre femmes en sous-vêtements sur la couverture : «En Touraine, quatre écolières ont rendez-vous avec la Vierge.» Tout à fait.
Longtemps, L’Ile-Bouchard n’a pas intéressé les catholiques. «Personne ne parlait de religion, dit Yves Denis. Les apparitions, on en parlait très peu.» Les années ont passé, la voie ferrée a fermé en 1973 et en 1997, l’usine de mise en conserves de champignons a mis les voiles. Cette année-là, Betty Delavenna participe à une manifestation pour la sauver, en vain.
Yves Denis et Betty Delavenna à L’Ile-Bouchard, le 31 octobre 2024. (Marie Rouge/Libération)
A la fin des années 90, un mouvement religieux s’installe dans la région : la communauté de l’Emmanuel, dit l’Emmanuel. Dès 1998, Gilles Breton reçoit une visite du curé, venu lui demander l’ouverture d’une aumônerie au collège. Lentement, l’Emmanuel tisse sa toile. «Quand un curé part à la retraite, un membre de la communauté le remplace, dit Betty Delavenna. Quand une famille déménage, des adeptes s’installent.» La commune se met à jouer la carte du tourisme religieux. L’Ile-Bouchard doit devenir «Lourdes-sur-Vienne». Le 8 décembre, une célébration a lieu pour l’anniversaire des apparitions.
En un quart de siècle, l’Emmanuel a accumulé des terrains et des biens immobiliers dans le village et ses environs. Le terrain sur lequel Monasphère veut bâtir son oasis chrétienne lui a été vendu par la communauté, qui nie toute implication dans le projet. Face à une telle emprise religieuse sur le territoire, que faire ? En fait, Betty Delavenna et ses amis vivent-ils déjà dans une oasis chrétienne ? «Aujourd’hui, le catholicisme traditionnel crée des communautés pour regagner du terrain et récupérer les campagnes, éclaire Didier Vanhoutte, membre du collectif et fondateur d’une association chrétienne pour une Eglise dégagée de l’école confessionnelle. L’Ile-Bouchard, c’est la révolte républicaine contre ce genre de tendance.»
Etape 3
Monter un chapiteau
Au bout d’une semaine, la gendarmerie frappe à la porte de Betty Delavenna : aurait-elle l’intention de semer le trouble à l’ordre public ? La petite dame réfléchit. «Je leur ai servi un café…»
Les rendez-vous s’enchaînent avec les élus locaux. Gilles Breton se heurte à l’incompréhension, voire à l’indifférence. Ou pire : la novlangue administrative. Type : dossier OAP (Organisation d’aménagement et de programmation) défini dans le PLUI (Plan local d’urbanisme intercommunal), tout est en ordre. Pire encore : l’enthousiasme. Mais enfin, leur oppose-t-on, Monasphère c’est super, ça va créer des emplois, remplir les salles de classe et fera enfin décoller le tourisme religieux. «D’un point de vue technique, le dossier était conforme, on n’avait pas à donner notre avis sur la teneur du projet, précise Christian Pimbert, le président de la communauté de communes, avant de prendre la défense de ses collègues. On est quand même un territoire isolé, quand vous vous dites qu’il y a une vingtaine de logements qui vont être construits, vous êtes content de voir des gens s’installer, on n’a pas vu la globalité du projet…»
Après avoir saisi la préfecture et le ministère de l’Intérieur, Fabienne Colboc, leur députée Renaissance, tient alors à les rassurer : il n’y a pas de marché pour Monasphère. «Quand on parle de communautarisme, ça n’a pas l’air de les gêner, constate Gilles Breton. Ils font l’autruche : rien ne se passera de ce côté-là.»
En parallèle, des nouveaux mails partent : le collectif bouchardais alerte les journalistes. Des médias nationaux déferlent sur L’Ile-Bouchard, des télés plantent leurs trépieds, la Nouvelle République démêle les réseaux de la communauté : François de Laforcade, le premier adjoint de la maire de L’Ile-Bouchard, responsable de la commission finances, était auparavant en charge de l’immobilier pour la mouvance traditionaliste, mais réfute alors toute implication dans le projet Monasphère. Sollicité par Libération, il n’a pas répondu. Et voilà l’Emmanuel dans la lumière.
Etape 4
Fouiller dans les archives du web
Les entrepreneurs tentent de noyer le poisson. Non, non, Monasphère n’a rien à voir avec la religion. Interrogé sur RMC, Damien Thomas, l’un des fondateurs, ne parle plus d’oasis chrétienne, mais «d’habitat thématique autour des lieux spirituels français». «Tout à coup, on crie au communautarisme, dénonce-t-il alors, je trouve qu’il y a là quelque chose de tout à fait surfait.» Mauvaise foi, pointent les retraités. Dans leur livre, ils déterrent des interviews accordées à plusieurs médias chrétiens dès 2021.
«L’objectif est de permettre aux catholiques qui y aspirent, de déployer une vie centrée sur le Christ et à taille humaine, en puisant dans les richesses spirituelles de ces lieux», expliquait Pierre-Edouard Stérin dans le numéro 253 de l’Appel de Chartres. Autre chose ? Des captures d’écran du questionnaire de Monasphère à destination de ses clients potentiels : «Quel rite liturgique privilégiez-vous habituellement ? La messe Paul VI. La messe traditionnelle. L’une ou l’autre indifféremment.» Pas facile.
A L’Ile-Bouchard, le 31 octobre 2024. (Marie Rouge/Libération)
En juin 2021, Damien Thomas partageait même une interview avec l’essayiste ultraconservateur américain Rod Dreher, auteur du livre Résister au mensonge : vivre en chrétiens dissidents, fan de Viktor Orbán, et en lutte contre ce fléau qu’il appelle la déchristianisation du monde : «Je rêverais de vivre dans un village Monasphère», s’extasiait-il. Derrière le projet immobilier, Laurent Chalard, docteur en géographie à l’université Paris-IV Sorbonne, voit une tentative d’américanisation du territoire. «La société est vue non plus comme une unité, mais comme un ensemble d’individus qui représentent des segments de marché, dit-il. Certaines personnes s’inspirent de cette idée d’archipellisation du territoire pour vendre un projet communautaire, avec un discours marketing pour chacun, mais ça ne marche pas.»
Etape 5
Faire front dans la salle des fêtes
Au fil des semaines, le collectif grandit. Ils envoient des mails à 150 adresses. Des associations laïques les rejoignent. Dans les boîtes aux lettres, Betty Delavenna dépose une lettre ouverte à la population bouchardaise en vue d’une réunion publique.
Le 28 mars 2022, une centaine de personnes se rassemblent dans la salle des fêtes de L'Ile-Bouchard. «On ne s’attendait pas à ce qu’il y ait autant de monde, dit Gilles Breton. «On a eu le sentiment de faire société», ajoute Betty Delavenna. «Un certain nombre de gens qui se battent le font un peu dans leur coin, croit Didier Vanhoutte. Là, c’est la force du collectif.» Ce soir-là, un jeune homme les interpelle : sans vouloir gâcher l’ambiance, pourquoi maintiennent-ils la réunion publique alors que les promoteurs n’ont pas obtenu le permis de construire ? Ah bon…
Le surlendemain, la nouvelle tombe dans la Nouvelle République : le permis de construire a été refusé, en raison d’un problème d’accès pour les pompiers en cas d’incendie. Bizarre. La préfecture serait-elle intervenue ? Les entrepreneurs auraient-ils abandonné le projet face au tollé ? Autre hypothèse : le projet ne tenait pas la route. Les logements étaient mis en vente entre 220 000 et 460 000 euros, bien au-dessus du prix du marché. «La maire a envoyé une lettre recommandée, mais ils ne sont jamais allés la récupérer», précise Betty Delavenna. Le collectif l’emporte donc sur un détail technique. «C’est une victoire, mais elle a un goût amer», regrette Gilles Breton.
Etape 6
Surveiller le «ginkgo biloba»
Le 9 décembre 2022, une cérémonie a lieu sur L’Ile-Bouchard : un arbre de la laïcité est planté, c’est un ginkgo biloba, une espèce dont Betty Delavenna aime dire qu’elle est la première à avoir repoussé à Hiroshima, un an seulement après le bombardement atomique. Quelques mois plus tard, coup de tonnerre : l’arbre a disparu, scié dans la nuit, trois jours avant Pâques. Le 8 décembre 2023, un nouveau ginkgo biloba a été planté.
Deux ans après l’annonce du projet, le site internet de Monasphère recense toujours dix-sept lieux, 1 800 projets testés et des citations d’évêques zélés depuis leurs diocèses. Sollicité par Libération, Pierre-Edouard Stérin a simplement répondu : «Renseignement pris, l’entreprise Monasphère a cessé toute activité en 2022 et sera prochainement liquidée.»
Les membres du collectif, devenu l’association laïque bouchardaise, restent vigilants. En octobre 2024, la bibliothèque organisait une lecture faite par des drag-queens sur la question du vivre ensemble. La mairie a reçu des courriers scandalisés. «Tout un schpuntz, dit Guy Jouteux. Ils disaient qu’on voulait leur imposer la théorie du genre, enfin tout le discours de l’extrême droite.»
La lecture a finalement eu lieu. «Dehors, il y avait deux policiers» note Jean-François Bézard – le petit jeune de la bande, 63 ans, infirmier, toujours pas à la retraite. Lors des dernières législatives, le RN atteignait 40 % au premier tour. «On se sent minoritaires, concède Betty Delavenna. Mais isolés, non, on ne se laisse pas isoler.» En fin de journée, la petite bande emmène voir l’arbre. La nuit est déjà tombée, le village semble figé dans la brume. En face de la maison de retraite, à quelques mètres d’une vieille piscine reconvertie en skatepark, ils le regardent, sans dire grand-chose. Pour le moment, l’arbre est toujours debout.
Etape 1
Ecouter la prof d’allemand
Quand elle découvre l’existence du projet Monasphère, Betty Delavenna peine à le croire. Née en 1944 en Alsace, elle a grandi sous le concordat, dans un monde où «l’Eglise était partout». Huit décennies plus tard, énorme retour en arrière. «Pour moi, être prof, c’est apprendre à faire société et là, c’est anti-société, dit-elle. Dans ma tête et dans mes tripes, c’est pas possible.»
Installée sur L’Ile-Bouchard depuis 1967, elle connaît tout le monde et tout le monde la connaît. La petite dame reçoit chez elle, tonique. Autour de la table, une belle brochette, des vieux compagnons, pas tout à fait dans la fleur de l’âge : il y a là Yves Denis, 83 ans, historien en gilet à motifs losanges, déçu du Parti socialiste, période Mitterrand ; accompagné de Gilles Breton, ancien directeur de collège, fils de bouffeur de curé ; Guy Jouteux, 70 ans, propriétaire de l’hôtel-restaurant qui accueille les pèlerins de passage ; sans oublier le mari de Betty, Max, dont le père est mort en camp de concentration pour fait de résistance.
Sans attendre, ils montent un collectif, c’est plus pratique qu’une association. «Betty a raison, mais quel rôle peut-on jouer là-dedans ?» se demande alors Yves Denis, démuni. Place à l’arme favorite des seniors : les boucles de mails. Ils écrivent à des anciens élèves, des professeurs à la retraite, des élus locaux, Emmanuel Macron… En attendant les réponses, l’historien continue de se gratter la tête : leur village est devenu un laboratoire pour cathos intégristes, un phare pour un projet qui doit s’étendre sur toute la France. «Pourquoi L’Ile-Bouchard ?» se demande-t-il.
Etape 2
Bien relier les points entre eux
Avant le délire Monasphère, il y eut celui des apparitions : entre le 8 et le 14 décembre 1947, quatre fillettes prétendent avoir vu la Vierge Marie, leur donnant rendez-vous dans l’église Saint-Gilles pour prier car «la France est en grand danger». Le magazine Point de vue consacre sa une à cette histoire, avec quatre femmes en sous-vêtements sur la couverture : «En Touraine, quatre écolières ont rendez-vous avec la Vierge.» Tout à fait.
Longtemps, L’Ile-Bouchard n’a pas intéressé les catholiques. «Personne ne parlait de religion, dit Yves Denis. Les apparitions, on en parlait très peu.» Les années ont passé, la voie ferrée a fermé en 1973 et en 1997, l’usine de mise en conserves de champignons a mis les voiles. Cette année-là, Betty Delavenna participe à une manifestation pour la sauver, en vain.
Yves Denis et Betty Delavenna à L’Ile-Bouchard, le 31 octobre 2024. (Marie Rouge/Libération)
A la fin des années 90, un mouvement religieux s’installe dans la région : la communauté de l’Emmanuel, dit l’Emmanuel. Dès 1998, Gilles Breton reçoit une visite du curé, venu lui demander l’ouverture d’une aumônerie au collège. Lentement, l’Emmanuel tisse sa toile. «Quand un curé part à la retraite, un membre de la communauté le remplace, dit Betty Delavenna. Quand une famille déménage, des adeptes s’installent.» La commune se met à jouer la carte du tourisme religieux. L’Ile-Bouchard doit devenir «Lourdes-sur-Vienne». Le 8 décembre, une célébration a lieu pour l’anniversaire des apparitions.
En un quart de siècle, l’Emmanuel a accumulé des terrains et des biens immobiliers dans le village et ses environs. Le terrain sur lequel Monasphère veut bâtir son oasis chrétienne lui a été vendu par la communauté, qui nie toute implication dans le projet. Face à une telle emprise religieuse sur le territoire, que faire ? En fait, Betty Delavenna et ses amis vivent-ils déjà dans une oasis chrétienne ? «Aujourd’hui, le catholicisme traditionnel crée des communautés pour regagner du terrain et récupérer les campagnes, éclaire Didier Vanhoutte, membre du collectif et fondateur d’une association chrétienne pour une Eglise dégagée de l’école confessionnelle. L’Ile-Bouchard, c’est la révolte républicaine contre ce genre de tendance.»
Etape 3
Monter un chapiteau
Au bout d’une semaine, la gendarmerie frappe à la porte de Betty Delavenna : aurait-elle l’intention de semer le trouble à l’ordre public ? La petite dame réfléchit. «Je leur ai servi un café…»
Les rendez-vous s’enchaînent avec les élus locaux. Gilles Breton se heurte à l’incompréhension, voire à l’indifférence. Ou pire : la novlangue administrative. Type : dossier OAP (Organisation d’aménagement et de programmation) défini dans le PLUI (Plan local d’urbanisme intercommunal), tout est en ordre. Pire encore : l’enthousiasme. Mais enfin, leur oppose-t-on, Monasphère c’est super, ça va créer des emplois, remplir les salles de classe et fera enfin décoller le tourisme religieux. «D’un point de vue technique, le dossier était conforme, on n’avait pas à donner notre avis sur la teneur du projet, précise Christian Pimbert, le président de la communauté de communes, avant de prendre la défense de ses collègues. On est quand même un territoire isolé, quand vous vous dites qu’il y a une vingtaine de logements qui vont être construits, vous êtes content de voir des gens s’installer, on n’a pas vu la globalité du projet…»
Après avoir saisi la préfecture et le ministère de l’Intérieur, Fabienne Colboc, leur députée Renaissance, tient alors à les rassurer : il n’y a pas de marché pour Monasphère. «Quand on parle de communautarisme, ça n’a pas l’air de les gêner, constate Gilles Breton. Ils font l’autruche : rien ne se passera de ce côté-là.»
En parallèle, des nouveaux mails partent : le collectif bouchardais alerte les journalistes. Des médias nationaux déferlent sur L’Ile-Bouchard, des télés plantent leurs trépieds, la Nouvelle République démêle les réseaux de la communauté : François de Laforcade, le premier adjoint de la maire de L’Ile-Bouchard, responsable de la commission finances, était auparavant en charge de l’immobilier pour la mouvance traditionaliste, mais réfute alors toute implication dans le projet Monasphère. Sollicité par Libération, il n’a pas répondu. Et voilà l’Emmanuel dans la lumière.
Etape 4
Fouiller dans les archives du web
Les entrepreneurs tentent de noyer le poisson. Non, non, Monasphère n’a rien à voir avec la religion. Interrogé sur RMC, Damien Thomas, l’un des fondateurs, ne parle plus d’oasis chrétienne, mais «d’habitat thématique autour des lieux spirituels français». «Tout à coup, on crie au communautarisme, dénonce-t-il alors, je trouve qu’il y a là quelque chose de tout à fait surfait.» Mauvaise foi, pointent les retraités. Dans leur livre, ils déterrent des interviews accordées à plusieurs médias chrétiens dès 2021.
«L’objectif est de permettre aux catholiques qui y aspirent, de déployer une vie centrée sur le Christ et à taille humaine, en puisant dans les richesses spirituelles de ces lieux», expliquait Pierre-Edouard Stérin dans le numéro 253 de l’Appel de Chartres. Autre chose ? Des captures d’écran du questionnaire de Monasphère à destination de ses clients potentiels : «Quel rite liturgique privilégiez-vous habituellement ? La messe Paul VI. La messe traditionnelle. L’une ou l’autre indifféremment.» Pas facile.
A L’Ile-Bouchard, le 31 octobre 2024. (Marie Rouge/Libération)
En juin 2021, Damien Thomas partageait même une interview avec l’essayiste ultraconservateur américain Rod Dreher, auteur du livre Résister au mensonge : vivre en chrétiens dissidents, fan de Viktor Orbán, et en lutte contre ce fléau qu’il appelle la déchristianisation du monde : «Je rêverais de vivre dans un village Monasphère», s’extasiait-il. Derrière le projet immobilier, Laurent Chalard, docteur en géographie à l’université Paris-IV Sorbonne, voit une tentative d’américanisation du territoire. «La société est vue non plus comme une unité, mais comme un ensemble d’individus qui représentent des segments de marché, dit-il. Certaines personnes s’inspirent de cette idée d’archipellisation du territoire pour vendre un projet communautaire, avec un discours marketing pour chacun, mais ça ne marche pas.»
Etape 5
Faire front dans la salle des fêtes
Au fil des semaines, le collectif grandit. Ils envoient des mails à 150 adresses. Des associations laïques les rejoignent. Dans les boîtes aux lettres, Betty Delavenna dépose une lettre ouverte à la population bouchardaise en vue d’une réunion publique.
Le 28 mars 2022, une centaine de personnes se rassemblent dans la salle des fêtes de L'Ile-Bouchard. «On ne s’attendait pas à ce qu’il y ait autant de monde, dit Gilles Breton. «On a eu le sentiment de faire société», ajoute Betty Delavenna. «Un certain nombre de gens qui se battent le font un peu dans leur coin, croit Didier Vanhoutte. Là, c’est la force du collectif.» Ce soir-là, un jeune homme les interpelle : sans vouloir gâcher l’ambiance, pourquoi maintiennent-ils la réunion publique alors que les promoteurs n’ont pas obtenu le permis de construire ? Ah bon…
Le surlendemain, la nouvelle tombe dans la Nouvelle République : le permis de construire a été refusé, en raison d’un problème d’accès pour les pompiers en cas d’incendie. Bizarre. La préfecture serait-elle intervenue ? Les entrepreneurs auraient-ils abandonné le projet face au tollé ? Autre hypothèse : le projet ne tenait pas la route. Les logements étaient mis en vente entre 220 000 et 460 000 euros, bien au-dessus du prix du marché. «La maire a envoyé une lettre recommandée, mais ils ne sont jamais allés la récupérer», précise Betty Delavenna. Le collectif l’emporte donc sur un détail technique. «C’est une victoire, mais elle a un goût amer», regrette Gilles Breton.
Etape 6
Surveiller le «ginkgo biloba»
Le 9 décembre 2022, une cérémonie a lieu sur L’Ile-Bouchard : un arbre de la laïcité est planté, c’est un ginkgo biloba, une espèce dont Betty Delavenna aime dire qu’elle est la première à avoir repoussé à Hiroshima, un an seulement après le bombardement atomique. Quelques mois plus tard, coup de tonnerre : l’arbre a disparu, scié dans la nuit, trois jours avant Pâques. Le 8 décembre 2023, un nouveau ginkgo biloba a été planté.
Deux ans après l’annonce du projet, le site internet de Monasphère recense toujours dix-sept lieux, 1 800 projets testés et des citations d’évêques zélés depuis leurs diocèses. Sollicité par Libération, Pierre-Edouard Stérin a simplement répondu : «Renseignement pris, l’entreprise Monasphère a cessé toute activité en 2022 et sera prochainement liquidée.»
Les membres du collectif, devenu l’association laïque bouchardaise, restent vigilants. En octobre 2024, la bibliothèque organisait une lecture faite par des drag-queens sur la question du vivre ensemble. La mairie a reçu des courriers scandalisés. «Tout un schpuntz, dit Guy Jouteux. Ils disaient qu’on voulait leur imposer la théorie du genre, enfin tout le discours de l’extrême droite.»
La lecture a finalement eu lieu. «Dehors, il y avait deux policiers» note Jean-François Bézard – le petit jeune de la bande, 63 ans, infirmier, toujours pas à la retraite. Lors des dernières législatives, le RN atteignait 40 % au premier tour. «On se sent minoritaires, concède Betty Delavenna. Mais isolés, non, on ne se laisse pas isoler.» En fin de journée, la petite bande emmène voir l’arbre. La nuit est déjà tombée, le village semble figé dans la brume. En face de la maison de retraite, à quelques mètres d’une vieille piscine reconvertie en skatepark, ils le regardent, sans dire grand-chose. Pour le moment, l’arbre est toujours debout.