Une censure de Barnier sur le budget pourrait-elle paralyser le pays ?
Posté : 27 novembre 2024 07:29
Élisabeth dépasse les bornes.
Sur France 2, l’ex-Première ministre Elisabeth Borne a prédit un avenir très sombre au pays en cas de censure du gouvernement de Michel Barnier, évoquant des conséquences s’apparentant à un «shutdown».
La France au bord du shutdown, cette procédure qui, outre-Atlantique, gèle les finances de l’Etat fédéral américain en cas de blocage du budget par le Congrès ? C’est ce qu’a suggéré Elisabeth Borne, samedi 23 novembre sur France 2. Invitée dans l’émission Quelle époque, l’ex-Première ministre était interrogée sur les risques d’une censure du gouvernement Barnier dans le cadre du budgétaire actuel.
«La motion de censure de Michel Barnier, elle est là, vous pensez que ce serait une erreur si son gouvernement devait tomber ?» interroge la journaliste Léa Salamé.
Réponse d’Elisabeth Borne : «Je pense qu’on a évidemment besoin de stabilité, et ça voudrait dire que le budget ne serait pas adopté. Et je ne sais pas [si] chacun réalise ce que ça veut dire de ne pas avoir de budget. En fait, ça ne s’est jamais passé. Vous savez, il y a deux textes : le budget de la Sécurité sociale [PLFSS, ndlr] et celui de l’Etat [PLF]. Si le budget de la Sécu n’est pas adopté, là il n’y a aucune solution… Votre carte Vitale ne marche plus, il n’y a plus de retraites, il n’y a plus d’allocations chômage… Si le budget n’est pas adopté, les fonctionnaires ne sont pas payés.»
A l’opposé de cette vision catastrophiste, Marine Le Pen dans le Figaro, ou encore Yaël Braun Pivet sur Sud Radio, considèrent, elles, que la France aura bien un budget l’année prochaine. «Nos textes sont bien faits. Pas de catastrophe annoncée, pas de shutdown à l’américaine. Nous avons des mécanismes pour faire face. Le gouvernement peut présenter une loi spéciale pour prélever les impôts à partir du 1er janvier, il peut y avoir reconduction des dépenses par décret pour payer les fonctionnaires», a assuré ce mardi 26 novembre la présidente de l’Assemblée nationale.
L’éventualité d’un «shutdown» liée au timing d’une motion de censure
Interrogé par CheckNews, le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier (université de Lille), explique que si l’alarmisme d’Elisabeth Borne n’est pas forcément justifié, une situation à l’américaine n’est pas totalement à exclure non plus.
Concernant, d’abord, le maintien du gouvernement après une motion de censure. Car Barnier, naturellement, aura remis sa démission. Première solution, très improbable car anticonstitutionnelle : Macron la refuse, comme Charles de Gaulle le fit en 1962 avec Georges Pompidou, lors de la seule motion adoptée à ce jour sous la Ve République.
Seconde option, car rien ne s’y oppose dans la Constitution : il renomme Barnier dans la foulée. Troisième solution, sans doute la plus probable (en dehors d’un hypothétique nouveau gouvernement d’ici la fin de l’année) : Barnier démissionnaire, comme Gabriel Attal cet été, reste pour gérer les affaires courantes, jusqu’à la nomination d’un nouvel exécutif. «Et faire adopter un budget avant le 31 décembre peut être considéré comme faisant partie des affaires courantes», précise Jean-Philippe Derosier.
La question d’un possible shutdown va ensuite dépendre du moment, dans le débat parlementaire sur les textes budgétaires, où la motion de censure est éventuellement votée, suite à l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur la base de l’article 49.3. Prenons l’exemple de la loi de finances.
Première hypothèse : la motion de censure intervient avant la fin de la procédure législative, c’est-à-dire avant l’ultime lecture par l’Assemblée nationale, qui a le dernier mot en cas d’échec de la navette parlementaire entre Assemblée et Sénat.
La procédure peut alors se poursuivre, avec Barnier en gestionnaire des affaires courantes, un gouvernement Barnier 2 ou un nouveau gouvernement. Dans le premier cas, en étant démissionnaire, il ne pourra pas engager sa responsabilité avec le 49.3. La procédure devra donc s’achever par le vote du texte par le Parlement, ce qui risque d’être très compliqué pour un Premier ministre qui vient d’être désavoué par ce même Parlement. Idem pour un gouvernement Barnier 2, même fort d’une nouvelle possibilité de 49.3.
L’autre solution, à défaut de faire aboutir le texte, est celle «des 70 jours». A condition d’en avoir une lecture très souple. L’article 47.3 de la Constitution dispose en effet que si le Parlement ne s’est pas prononcé dans les 70 jours après le dépôt du projet de loi de Finances (50 jours pour le projet de loi de finances de la sécurité sociale), l’exécutif peut mettre en œuvre les dispositions du texte par ordonnances. Pour Jean-Philippe Derosier, cependant, «le Parlement s’est bien prononcé, puisqu’il a rejeté le projet de loi». L’alternative ? «C’est d’imaginer, même si ce n’est pas mon interprétation, que l’Assemblée ne s’est jamais expressément prononcée sur l’ensemble du texte, dans la mesure où elle ne s’est prononcée que sur le volet recettes, et où son vote de censure porte sur la motion et non sur le texte. Dans ce cas, le Parlement ne s’est pas définitivement prononcé, et l’on peut donc avoir recours aux ordonnances».
En cas de recours, ce sera toutefois au Conseil d'Etat de trancher, puisqu’il s’agit d’ordonnances. Or si le Conseil d'Etat censure les ordonnances, il y a un risque de shutdown. Avec, effectivement les conséquences décrites par Borne : un Etat et une Sécurité sociale non financés.
La possibilité d’un projet de «loi spéciale»
Seconde hypothèse : la motion de censure intervient lors de l’ultime lecture par l’Assemblée nationale. Le texte est alors définitivement rejeté. Il n’y a plus de projet de loi de finances.
Dans ce cas, qui inclut aussi celui où le gouvernement aurait lui-même abandonné son projet de loi de finances avant terme, la seule issue réside dans l’article 45 de la loi organique de 2001. Ce texte prévoit la possibilité de présenter un projet de «loi spéciale», qui doit être adopté par les deux chambres, et dont l’unique objectif est de reconduire, pour 2025, la perception des crédits votés en 2023 pour 2024. Et ce, «jusqu’au vote de la loi de finances de l’année», selon cette loi organique. «Elle permet en quelque sorte de proroger l’application de la loi de finances actuelle pour l’année suivante», résume Jean-Philippe Derosier.
Encore faut-il que ce projet de «loi spéciale» soit adopté par le Parlement. Et sans possibilité, dans le cas du gouvernement d’affaires courantes, d’engager sa responsabilité via le 49.3. Or si cette loi spéciale n’est pas adoptée, il y a alors shutdown.
Reste une dernière issue : l’arme absolue de l’article 16 de la Constitution, qui accorde des pouvoirs exceptionnels au président de la République, «lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu». Pour Derosier, «le recours à cet article, défendu par certains de mes collègues, est justifié par le fait qu’en l’absence de loi de finances, les fonctionnaires tels que les forces civiles et militaires ne seraient plus financées, et que l’indépendance de la nation et l’intégrité du territoire pourraient donc être menacées». Mais il reste, là aussi, très improbable.
https://www.liberation.fr/checknews/plu ... TYJLVYYKE/
Sur France 2, l’ex-Première ministre Elisabeth Borne a prédit un avenir très sombre au pays en cas de censure du gouvernement de Michel Barnier, évoquant des conséquences s’apparentant à un «shutdown».
La France au bord du shutdown, cette procédure qui, outre-Atlantique, gèle les finances de l’Etat fédéral américain en cas de blocage du budget par le Congrès ? C’est ce qu’a suggéré Elisabeth Borne, samedi 23 novembre sur France 2. Invitée dans l’émission Quelle époque, l’ex-Première ministre était interrogée sur les risques d’une censure du gouvernement Barnier dans le cadre du budgétaire actuel.
«La motion de censure de Michel Barnier, elle est là, vous pensez que ce serait une erreur si son gouvernement devait tomber ?» interroge la journaliste Léa Salamé.
Réponse d’Elisabeth Borne : «Je pense qu’on a évidemment besoin de stabilité, et ça voudrait dire que le budget ne serait pas adopté. Et je ne sais pas [si] chacun réalise ce que ça veut dire de ne pas avoir de budget. En fait, ça ne s’est jamais passé. Vous savez, il y a deux textes : le budget de la Sécurité sociale [PLFSS, ndlr] et celui de l’Etat [PLF]. Si le budget de la Sécu n’est pas adopté, là il n’y a aucune solution… Votre carte Vitale ne marche plus, il n’y a plus de retraites, il n’y a plus d’allocations chômage… Si le budget n’est pas adopté, les fonctionnaires ne sont pas payés.»
A l’opposé de cette vision catastrophiste, Marine Le Pen dans le Figaro, ou encore Yaël Braun Pivet sur Sud Radio, considèrent, elles, que la France aura bien un budget l’année prochaine. «Nos textes sont bien faits. Pas de catastrophe annoncée, pas de shutdown à l’américaine. Nous avons des mécanismes pour faire face. Le gouvernement peut présenter une loi spéciale pour prélever les impôts à partir du 1er janvier, il peut y avoir reconduction des dépenses par décret pour payer les fonctionnaires», a assuré ce mardi 26 novembre la présidente de l’Assemblée nationale.
L’éventualité d’un «shutdown» liée au timing d’une motion de censure
Interrogé par CheckNews, le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier (université de Lille), explique que si l’alarmisme d’Elisabeth Borne n’est pas forcément justifié, une situation à l’américaine n’est pas totalement à exclure non plus.
Concernant, d’abord, le maintien du gouvernement après une motion de censure. Car Barnier, naturellement, aura remis sa démission. Première solution, très improbable car anticonstitutionnelle : Macron la refuse, comme Charles de Gaulle le fit en 1962 avec Georges Pompidou, lors de la seule motion adoptée à ce jour sous la Ve République.
Seconde option, car rien ne s’y oppose dans la Constitution : il renomme Barnier dans la foulée. Troisième solution, sans doute la plus probable (en dehors d’un hypothétique nouveau gouvernement d’ici la fin de l’année) : Barnier démissionnaire, comme Gabriel Attal cet été, reste pour gérer les affaires courantes, jusqu’à la nomination d’un nouvel exécutif. «Et faire adopter un budget avant le 31 décembre peut être considéré comme faisant partie des affaires courantes», précise Jean-Philippe Derosier.
La question d’un possible shutdown va ensuite dépendre du moment, dans le débat parlementaire sur les textes budgétaires, où la motion de censure est éventuellement votée, suite à l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur la base de l’article 49.3. Prenons l’exemple de la loi de finances.
Première hypothèse : la motion de censure intervient avant la fin de la procédure législative, c’est-à-dire avant l’ultime lecture par l’Assemblée nationale, qui a le dernier mot en cas d’échec de la navette parlementaire entre Assemblée et Sénat.
La procédure peut alors se poursuivre, avec Barnier en gestionnaire des affaires courantes, un gouvernement Barnier 2 ou un nouveau gouvernement. Dans le premier cas, en étant démissionnaire, il ne pourra pas engager sa responsabilité avec le 49.3. La procédure devra donc s’achever par le vote du texte par le Parlement, ce qui risque d’être très compliqué pour un Premier ministre qui vient d’être désavoué par ce même Parlement. Idem pour un gouvernement Barnier 2, même fort d’une nouvelle possibilité de 49.3.
L’autre solution, à défaut de faire aboutir le texte, est celle «des 70 jours». A condition d’en avoir une lecture très souple. L’article 47.3 de la Constitution dispose en effet que si le Parlement ne s’est pas prononcé dans les 70 jours après le dépôt du projet de loi de Finances (50 jours pour le projet de loi de finances de la sécurité sociale), l’exécutif peut mettre en œuvre les dispositions du texte par ordonnances. Pour Jean-Philippe Derosier, cependant, «le Parlement s’est bien prononcé, puisqu’il a rejeté le projet de loi». L’alternative ? «C’est d’imaginer, même si ce n’est pas mon interprétation, que l’Assemblée ne s’est jamais expressément prononcée sur l’ensemble du texte, dans la mesure où elle ne s’est prononcée que sur le volet recettes, et où son vote de censure porte sur la motion et non sur le texte. Dans ce cas, le Parlement ne s’est pas définitivement prononcé, et l’on peut donc avoir recours aux ordonnances».
En cas de recours, ce sera toutefois au Conseil d'Etat de trancher, puisqu’il s’agit d’ordonnances. Or si le Conseil d'Etat censure les ordonnances, il y a un risque de shutdown. Avec, effectivement les conséquences décrites par Borne : un Etat et une Sécurité sociale non financés.
La possibilité d’un projet de «loi spéciale»
Seconde hypothèse : la motion de censure intervient lors de l’ultime lecture par l’Assemblée nationale. Le texte est alors définitivement rejeté. Il n’y a plus de projet de loi de finances.
Dans ce cas, qui inclut aussi celui où le gouvernement aurait lui-même abandonné son projet de loi de finances avant terme, la seule issue réside dans l’article 45 de la loi organique de 2001. Ce texte prévoit la possibilité de présenter un projet de «loi spéciale», qui doit être adopté par les deux chambres, et dont l’unique objectif est de reconduire, pour 2025, la perception des crédits votés en 2023 pour 2024. Et ce, «jusqu’au vote de la loi de finances de l’année», selon cette loi organique. «Elle permet en quelque sorte de proroger l’application de la loi de finances actuelle pour l’année suivante», résume Jean-Philippe Derosier.
Encore faut-il que ce projet de «loi spéciale» soit adopté par le Parlement. Et sans possibilité, dans le cas du gouvernement d’affaires courantes, d’engager sa responsabilité via le 49.3. Or si cette loi spéciale n’est pas adoptée, il y a alors shutdown.
Reste une dernière issue : l’arme absolue de l’article 16 de la Constitution, qui accorde des pouvoirs exceptionnels au président de la République, «lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu». Pour Derosier, «le recours à cet article, défendu par certains de mes collègues, est justifié par le fait qu’en l’absence de loi de finances, les fonctionnaires tels que les forces civiles et militaires ne seraient plus financées, et que l’indépendance de la nation et l’intégrité du territoire pourraient donc être menacées». Mais il reste, là aussi, très improbable.
https://www.liberation.fr/checknews/plu ... TYJLVYYKE/