«Feignasses pas rentables» : pourquoi tout le monde dénigre les fonctionnaires
Posté : 04 décembre 2024 17:47
Dans un ouvrage paru cet automne, la politiste Julie Gervais, l’historienne Claire Lemercier et le sociologue Willy Pelletier décryptent les ressorts du «fonctionnaires bashing», au moment où les agents publics sont appelés à se mobiliser notamment contre une hausse des jours de carence imposés en cas d’arrêt maladie.
La France, pays où l’attachement aux services publics fait figure d’évidence, déteste-t-elle les personnes qui rendent ces services ? Dans un ouvrage paru cet automne aux éditions Amsterdam, Julie Gervais, politiste (Paris-I), Claire Lemercier, historienne (CNRS), et Willy Pelletier, sociologue (université de Picardie) plongent au cœur de ce qu’ils appellent la «haine des fonctionnaires» (1). «Tout le monde connaît l’équation», prévient sans ambages la quatrième de couverture : «Fonctionnaires = feignasses = pas rentables = emmerdeurs = protégés = profiteurs = archaïques = inutiles = à compresser». Mais d’où vient donc «son incroyable puissance d’évidence», qui s’illustre régulièrement dans les discours politiques et médiatiques ?
Ainsi de Valérie Pécresse, en campagne pour l’élection présidentielle de 2022, qui promettait et défend encore la mise en place d’un «comité de la hache». Ou de Guillaume Kasbarian, l’actuel ministre de la Fonction publique, qui félicite Elon Musk, tout juste chargé par Donald Trump de «démanteler la bureaucratie gouvernementale» aux Etats-Unis.
Plus les décisions comme celle consistant, dans le projet de budget pour 2025, à faire passer d’un à trois le nombre de jours de carence imposés en cas d’arrêt maladie, au nom d’un «alignement» trompeur sur le privé. Ce qui constitue l’un des principaux motifs de l’appel à la grève lancé pour ce jeudi 5 décembre par sept organisations syndicales. Pour Libération, Willy Pelletier et Julie Gervais reviennent sur certaines fausses évidences et vraies contrevérités sur le sujet.
Fonctionnaires, «un mot écran»
Au commencement est donc un mot, «fonctionnaire», qui, à lui seul, en dit à la fois trop et pas assez. «Cette catégorie est en fait un mot écran», expose Willy Pelletier, avec une double conséquence. Négative d’abord, «car la catégorie compare l’incomparable, entre un fonctionnaire de Bercy passé par de hauts postes privés, et ce qui constitue le grand peuple des fonctionnaires sur le terrain» : les ouvriers, les secrétaires de mairie, les aides-soignantes, les égoutiers…
Quand les métiers et les situations diffèrent autant, quel sens à comparer «l’absentéisme» dans la fonction publique et dans le privé, plutôt que l’absentéisme des éboueurs du public et du privé par exemple ? Mais, ajoute-t-il, elle fait également «écran positivement, comme bouclier». Car fonctionnaire est aussi un statut, qui «pose la primauté de la règle d’intérêt général sur les intérêts particuliers». Et, ce faisant, «ouvre à un crime effroyable pour les managers, la possibilité de dire non».
Leur nombre, objet récurrent de débats, est lui aussi trompeur. Les 5,7 millions de fonctionnaires incluent 21 % de contractuels, rappelle Julie Gervais. Cette dernière illustre ainsi le flou des frontières entre fonction publique et service public : «Etre fonctionnaire, ce n’est pas seulement avoir un employeur public, puisque c’est aussi le cas des profs du privé. Et ce ne sont pas seulement les personnes qui rendent un service public, car certaines le font bénévolement, ou dans un statut associatif.»
D’où vient qu’ils ne travailleraient pas assez, ou seraient trop nombreux ?
«Les critiques remontent aussi loin qu’existent les fonctionnaires. On en trouve des traces à toutes les époques, explique Julie Gervais. Au XIXe siècle, il y avait l’idée qu’ils sont à la botte du pouvoir. Puis est venue l’idée qu’ils végètent toute la journée sur leur chaise, avec l’image du coussin rembourré… Déjà au XIXe siècle, on expliquait qu’ils étaient des “budgétivores”. Aujourd’hui, on entend “les ponctionnaires”. Cette idée de l’oisiveté est directement liée, historiquement, à celle des effectifs, comme l’a montré l’historien Emilien Ruiz.» Désormais innocentés du soupçon de soumission au pouvoir, les agents publics sont suspectés d’autres choses : «Le fait qu’ils soient recrutés sur concours est compris comme le fait qu’ils sont protégés par un concours, donc que ça les rend fainéants», explique Julie Gervais.
Si les critiques ne sont pas nouvelles, «ce qui change dans les trente dernières années, c’est que la critique de la paresse des fonctionnaires va être traduite en évidences budgétaires». Dès lors, la cible devient leur «coût», à réduire forcément, parallèlement au fait que la définition du mot «bureaucratie» évolue «vers un sens toujours plus péjoratif». Problème : derrière ces coupes présentées comme «de bon sens», il y a en fait de vraies questions, jamais abordées dans le détail : «Où réduire ?», «Pourquoi ?», «A quel prix pour le service rendu ?».
A travers la fonction publique territoriale, abondamment critiquée notamment parce que ses agents sont encore un certain nombre à pouvoir déroger aux 35 heures, «on a trouvé le bon coupable, parce que c’est vague, on ne sait pas trop ce qu’il y a dedans», relève Julie Gervais. Or, «il y a de vrais métiers : ce sont beaucoup de services sociaux, des gens qui attribuent le RSA, les Atsem dans les écoles maternelles, des auxiliaires de puériculture… Donc il faut pouvoir reposer les questions : “Dites quel périmètre il faut réduire, quel secteur s’agit-il de baisser ?”».
Il y a pourtant, dans le bourdonnement persistant du «fonctionnaires bashing», des pauses enchantées. «En cas de drame, les fonctionnaires sont applaudis, souligne Willy Pelletier. On l’a vu pendant la pandémie de Covid-19, mais cela vaut dans toutes les périodes historiques : lors des tempêtes, des marées noires, pendant la reconstruction de ce pays… Dans ces moments, on a besoin de ces fonctionnaires qui sont disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui est normal, car beaucoup se sont engagés par vocation, par mission.»
La haute fonction publique contre la fonction publique ?
Dans le livre, l’un des coupables est désigné : la «noblesse managériale publique-privée». Soit une version actualisée de la «noblesse d’Etat» conceptualisée par Pierre Bourdieu dans les années 1980 pour évoquer des hauts fonctionnaires déconnectés, mais qui gardaient tout de même un certain rapport à la chose publique. «On a toujours affaire à un groupe privilégié, mais qui n’a plus le même rapport à l’Etat, au désintéressement, à l’utilité collective», constate aujourd’hui Julie Gervais.
En cause, les grandes écoles qui ont «managérialisé la formation», mais aussi «les évolutions de modalités de carrière», qui poussent à passer deux ou trois ans dans un service avant d’aller chercher une promotion ailleurs, sans se préoccuper des effets de la politique que l’on vient de mettre en œuvre. «Ces évolutions ont amené à une forme d’autonomisation d’une partie de la haute fonction publique : une haute position de l’Etat va servir de tremplin pour aller vers une haute position dans le privé, qui va servir à aller plus haut dans l’Etat. Donc on a des hauts fonctionnaires qui vont faire une grande partie de leur carrière en dehors de la sphère publique.»
Une autre partie, elle, «reste fidèle à l’Etat, mais décline le même mantra managérial». Les auteurs relatent le cas de cet ancien haut fonctionnaire qui, des fenêtres du ministère du Budget où il travaillait, à Bercy, voyait souvent défiler des manifs d’enseignants. «Et la règle, explique Julie Gervais, c’est : surtout pas d’empathie. On ricane, on met à distance, car il ne faut surtout pas connaître le terrain. Il ne faut pas avoir de familiarités avec le travail, le métier des fonctionnaires dont on va ensuite couper les budgets. Heureusement, il en reste quelques-uns, comme le collectif Nos services publics, qui résistent encore.» Le même haut fonctionnaire a raconté aux auteurs qu’un jour qu’il était chargé de couper le budget de la justice, un directeur de prison l’a invité à venir visiter son établissement. «Tous ses collègues lui ont dit : “N’y va pas ! Tu vas te faire stockholmiser.”»
Les citoyens ont-ils tort de se plaindre de leurs services publics ?
Le livre s’efforce de ne pas esquiver un enjeu capital : si les fonctionnaires sont souvent ciblés par des discours politiques et médiatiques, ils le sont aussi par celles et ceux qu’ils sont censés servir. Peut-on fourrer tout le monde dans le même sac ? «Il faut distinguer deux sortes d’usagers», analyse Pelletier. D’un côté, il y a ceux «qui n’en sont pas : les très riches, les cadres supérieurs du privé qui utilisent très peu les services publics. Ils ont des écoles privées, des cliniques privées, des polices privées. Pour eux, dénoncer le fonctionnaire agit comme un ciment symbolique, qui rehausse leur propre valeur fantasmée du self-made-man».
Quoique, souligne Julie Gervais, ceux-là peuvent avoir besoin, ponctuellement, de services publics : «Pour une double greffe, il n’y a que le CHU qui peut intervenir.» On connaît d’ailleurs les récits d’apôtres du libéralisme qui, ayant traversé une douloureuse épreuve médicale, en ressortent le regard transfiguré sur l’hôpital et l’armée de médecins, infirmières, aides-soignantes qui le font tourner.
De l’autre côté, poursuit Willy Pelletier, «il y a les usagers des milieux populaires qui, d’expérience pratique, ont de fortes raisons de détester les fonctionnaires. Parce que ceux-ci sont empêchés d’aider faute de budget, de personnel, et donc dans nombre de cas n’aident plus». Ce sont les urgences où l’on attend son tour plus de huit heures, ou les secrétaires de mairie qui n’ont d’autres choix que de renvoyer des administrés chez eux pour qu’ils effectuent eux-mêmes, sur leur ordinateur, des démarches qu’ils pensaient pouvoir réaliser à l’hôtel de ville.
Comment ne pas concevoir de ces expériences une défiance ? Malheureusement, c’est «s’attaquer au résultat, les causes étant le massacre organisé des services publics, la désertification, qu’impulsent les hauts managers d’Etat quels que soient les gouvernements. Alors, les fonctionnaires sont empêchés d’aider», estime Willy Pelletier.
Résultat : les auteurs estiment qu’une «triple haine» frappe la fonction publique : celle véhiculée par certains discours politiques et médiatiques ; celle d’un certain nombre d’usagers et celle, pour boucler le cercle vicieux, de certains fonctionnaires «envers eux-mêmes : les profs qui sont obligés de faire du tri scolaire, les aides-soignantes qui brutalisent les corps, car elles sont en sous-effectif…».
Voyant dans le moment actuel «un basculement historique», Willy Pelletier pense que l’enjeu pour en sortir consiste à organiser «la confluence des syndicalistes qui savent comment souffrent les fonctionnaires, des usagers qui souffrent des conséquences, et des équipes de chercheurs qui évaluent les dégâts. Ce livre est un appel à cette rencontre». La journée de mobilisation de ce jeudi en constitue une occasion.
https://www.liberation.fr/idees-et-deba ... S43QD4DUE/
La France, pays où l’attachement aux services publics fait figure d’évidence, déteste-t-elle les personnes qui rendent ces services ? Dans un ouvrage paru cet automne aux éditions Amsterdam, Julie Gervais, politiste (Paris-I), Claire Lemercier, historienne (CNRS), et Willy Pelletier, sociologue (université de Picardie) plongent au cœur de ce qu’ils appellent la «haine des fonctionnaires» (1). «Tout le monde connaît l’équation», prévient sans ambages la quatrième de couverture : «Fonctionnaires = feignasses = pas rentables = emmerdeurs = protégés = profiteurs = archaïques = inutiles = à compresser». Mais d’où vient donc «son incroyable puissance d’évidence», qui s’illustre régulièrement dans les discours politiques et médiatiques ?
Ainsi de Valérie Pécresse, en campagne pour l’élection présidentielle de 2022, qui promettait et défend encore la mise en place d’un «comité de la hache». Ou de Guillaume Kasbarian, l’actuel ministre de la Fonction publique, qui félicite Elon Musk, tout juste chargé par Donald Trump de «démanteler la bureaucratie gouvernementale» aux Etats-Unis.
Plus les décisions comme celle consistant, dans le projet de budget pour 2025, à faire passer d’un à trois le nombre de jours de carence imposés en cas d’arrêt maladie, au nom d’un «alignement» trompeur sur le privé. Ce qui constitue l’un des principaux motifs de l’appel à la grève lancé pour ce jeudi 5 décembre par sept organisations syndicales. Pour Libération, Willy Pelletier et Julie Gervais reviennent sur certaines fausses évidences et vraies contrevérités sur le sujet.
Fonctionnaires, «un mot écran»
Au commencement est donc un mot, «fonctionnaire», qui, à lui seul, en dit à la fois trop et pas assez. «Cette catégorie est en fait un mot écran», expose Willy Pelletier, avec une double conséquence. Négative d’abord, «car la catégorie compare l’incomparable, entre un fonctionnaire de Bercy passé par de hauts postes privés, et ce qui constitue le grand peuple des fonctionnaires sur le terrain» : les ouvriers, les secrétaires de mairie, les aides-soignantes, les égoutiers…
Quand les métiers et les situations diffèrent autant, quel sens à comparer «l’absentéisme» dans la fonction publique et dans le privé, plutôt que l’absentéisme des éboueurs du public et du privé par exemple ? Mais, ajoute-t-il, elle fait également «écran positivement, comme bouclier». Car fonctionnaire est aussi un statut, qui «pose la primauté de la règle d’intérêt général sur les intérêts particuliers». Et, ce faisant, «ouvre à un crime effroyable pour les managers, la possibilité de dire non».
Leur nombre, objet récurrent de débats, est lui aussi trompeur. Les 5,7 millions de fonctionnaires incluent 21 % de contractuels, rappelle Julie Gervais. Cette dernière illustre ainsi le flou des frontières entre fonction publique et service public : «Etre fonctionnaire, ce n’est pas seulement avoir un employeur public, puisque c’est aussi le cas des profs du privé. Et ce ne sont pas seulement les personnes qui rendent un service public, car certaines le font bénévolement, ou dans un statut associatif.»
D’où vient qu’ils ne travailleraient pas assez, ou seraient trop nombreux ?
«Les critiques remontent aussi loin qu’existent les fonctionnaires. On en trouve des traces à toutes les époques, explique Julie Gervais. Au XIXe siècle, il y avait l’idée qu’ils sont à la botte du pouvoir. Puis est venue l’idée qu’ils végètent toute la journée sur leur chaise, avec l’image du coussin rembourré… Déjà au XIXe siècle, on expliquait qu’ils étaient des “budgétivores”. Aujourd’hui, on entend “les ponctionnaires”. Cette idée de l’oisiveté est directement liée, historiquement, à celle des effectifs, comme l’a montré l’historien Emilien Ruiz.» Désormais innocentés du soupçon de soumission au pouvoir, les agents publics sont suspectés d’autres choses : «Le fait qu’ils soient recrutés sur concours est compris comme le fait qu’ils sont protégés par un concours, donc que ça les rend fainéants», explique Julie Gervais.
Si les critiques ne sont pas nouvelles, «ce qui change dans les trente dernières années, c’est que la critique de la paresse des fonctionnaires va être traduite en évidences budgétaires». Dès lors, la cible devient leur «coût», à réduire forcément, parallèlement au fait que la définition du mot «bureaucratie» évolue «vers un sens toujours plus péjoratif». Problème : derrière ces coupes présentées comme «de bon sens», il y a en fait de vraies questions, jamais abordées dans le détail : «Où réduire ?», «Pourquoi ?», «A quel prix pour le service rendu ?».
A travers la fonction publique territoriale, abondamment critiquée notamment parce que ses agents sont encore un certain nombre à pouvoir déroger aux 35 heures, «on a trouvé le bon coupable, parce que c’est vague, on ne sait pas trop ce qu’il y a dedans», relève Julie Gervais. Or, «il y a de vrais métiers : ce sont beaucoup de services sociaux, des gens qui attribuent le RSA, les Atsem dans les écoles maternelles, des auxiliaires de puériculture… Donc il faut pouvoir reposer les questions : “Dites quel périmètre il faut réduire, quel secteur s’agit-il de baisser ?”».
Il y a pourtant, dans le bourdonnement persistant du «fonctionnaires bashing», des pauses enchantées. «En cas de drame, les fonctionnaires sont applaudis, souligne Willy Pelletier. On l’a vu pendant la pandémie de Covid-19, mais cela vaut dans toutes les périodes historiques : lors des tempêtes, des marées noires, pendant la reconstruction de ce pays… Dans ces moments, on a besoin de ces fonctionnaires qui sont disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui est normal, car beaucoup se sont engagés par vocation, par mission.»
La haute fonction publique contre la fonction publique ?
Dans le livre, l’un des coupables est désigné : la «noblesse managériale publique-privée». Soit une version actualisée de la «noblesse d’Etat» conceptualisée par Pierre Bourdieu dans les années 1980 pour évoquer des hauts fonctionnaires déconnectés, mais qui gardaient tout de même un certain rapport à la chose publique. «On a toujours affaire à un groupe privilégié, mais qui n’a plus le même rapport à l’Etat, au désintéressement, à l’utilité collective», constate aujourd’hui Julie Gervais.
En cause, les grandes écoles qui ont «managérialisé la formation», mais aussi «les évolutions de modalités de carrière», qui poussent à passer deux ou trois ans dans un service avant d’aller chercher une promotion ailleurs, sans se préoccuper des effets de la politique que l’on vient de mettre en œuvre. «Ces évolutions ont amené à une forme d’autonomisation d’une partie de la haute fonction publique : une haute position de l’Etat va servir de tremplin pour aller vers une haute position dans le privé, qui va servir à aller plus haut dans l’Etat. Donc on a des hauts fonctionnaires qui vont faire une grande partie de leur carrière en dehors de la sphère publique.»
Une autre partie, elle, «reste fidèle à l’Etat, mais décline le même mantra managérial». Les auteurs relatent le cas de cet ancien haut fonctionnaire qui, des fenêtres du ministère du Budget où il travaillait, à Bercy, voyait souvent défiler des manifs d’enseignants. «Et la règle, explique Julie Gervais, c’est : surtout pas d’empathie. On ricane, on met à distance, car il ne faut surtout pas connaître le terrain. Il ne faut pas avoir de familiarités avec le travail, le métier des fonctionnaires dont on va ensuite couper les budgets. Heureusement, il en reste quelques-uns, comme le collectif Nos services publics, qui résistent encore.» Le même haut fonctionnaire a raconté aux auteurs qu’un jour qu’il était chargé de couper le budget de la justice, un directeur de prison l’a invité à venir visiter son établissement. «Tous ses collègues lui ont dit : “N’y va pas ! Tu vas te faire stockholmiser.”»
Les citoyens ont-ils tort de se plaindre de leurs services publics ?
Le livre s’efforce de ne pas esquiver un enjeu capital : si les fonctionnaires sont souvent ciblés par des discours politiques et médiatiques, ils le sont aussi par celles et ceux qu’ils sont censés servir. Peut-on fourrer tout le monde dans le même sac ? «Il faut distinguer deux sortes d’usagers», analyse Pelletier. D’un côté, il y a ceux «qui n’en sont pas : les très riches, les cadres supérieurs du privé qui utilisent très peu les services publics. Ils ont des écoles privées, des cliniques privées, des polices privées. Pour eux, dénoncer le fonctionnaire agit comme un ciment symbolique, qui rehausse leur propre valeur fantasmée du self-made-man».
Quoique, souligne Julie Gervais, ceux-là peuvent avoir besoin, ponctuellement, de services publics : «Pour une double greffe, il n’y a que le CHU qui peut intervenir.» On connaît d’ailleurs les récits d’apôtres du libéralisme qui, ayant traversé une douloureuse épreuve médicale, en ressortent le regard transfiguré sur l’hôpital et l’armée de médecins, infirmières, aides-soignantes qui le font tourner.
De l’autre côté, poursuit Willy Pelletier, «il y a les usagers des milieux populaires qui, d’expérience pratique, ont de fortes raisons de détester les fonctionnaires. Parce que ceux-ci sont empêchés d’aider faute de budget, de personnel, et donc dans nombre de cas n’aident plus». Ce sont les urgences où l’on attend son tour plus de huit heures, ou les secrétaires de mairie qui n’ont d’autres choix que de renvoyer des administrés chez eux pour qu’ils effectuent eux-mêmes, sur leur ordinateur, des démarches qu’ils pensaient pouvoir réaliser à l’hôtel de ville.
Comment ne pas concevoir de ces expériences une défiance ? Malheureusement, c’est «s’attaquer au résultat, les causes étant le massacre organisé des services publics, la désertification, qu’impulsent les hauts managers d’Etat quels que soient les gouvernements. Alors, les fonctionnaires sont empêchés d’aider», estime Willy Pelletier.
Résultat : les auteurs estiment qu’une «triple haine» frappe la fonction publique : celle véhiculée par certains discours politiques et médiatiques ; celle d’un certain nombre d’usagers et celle, pour boucler le cercle vicieux, de certains fonctionnaires «envers eux-mêmes : les profs qui sont obligés de faire du tri scolaire, les aides-soignantes qui brutalisent les corps, car elles sont en sous-effectif…».
Voyant dans le moment actuel «un basculement historique», Willy Pelletier pense que l’enjeu pour en sortir consiste à organiser «la confluence des syndicalistes qui savent comment souffrent les fonctionnaires, des usagers qui souffrent des conséquences, et des équipes de chercheurs qui évaluent les dégâts. Ce livre est un appel à cette rencontre». La journée de mobilisation de ce jeudi en constitue une occasion.
https://www.liberation.fr/idees-et-deba ... S43QD4DUE/