spéciale dédicace Jarod ; Nabila dans ses oeuvres
Posté : 22 mars 2013 17:32
Pour le sociologue François Jost, l'émission de NRJ 12 est le symbole même de l'empire de la "petite phrase" dans notre société. Décryptage.
"Allô ?! Non mais allô, quoi ! T'es une fille et t'as pas de shampoing ?!" Difficile de passer à côté, ces jours-ci, de ces deux répliques - ô combien passionnantes - qui déchaînent la Toile et donnent désormais du grain à moudre aux grandes enseignes. On pensait que le phénomène aurait le bon goût de s'arrêter à la machine à café. Las, une semaine après l'exploit de la jeune femme, et les parodies qui l'ont suivi en nombre, c'est au tour d'Ikea de l'utiliser pour une publicité. Hier parfaite inconnue, aujourd'hui mascotte... Figure de "l'idiot" pour les uns, produit marketing pour les autres, ou encore symbole d'une France peu représentée à la télévision, Nabila ne laisse pas les Français indifférents. "Allô, Nabila, que veux-tu nous dire ?" Le sociologue François Jost s'est prêté au jeu du déchiffrage. Pour Le Point.fr, il analyse ce qu'un tel buzz nous indique sur notre société. Interview.
Le Point.fr : Que vous inspire ce buzz ?
François Jost : Plusieurs choses. D'abord, ça prouve que la télé-réalité s'est légitimée, qu'elle n'est plus l'objet de dégoût qu'elle a pu représenter à son commencement il y a douze ans. Elle fait désormais partie du paysage et il ne paraît pas indigne de parler d'un de ses protagonistes. Ensuite, ça montre que la stratégie n'a pas tellement changé. En 2001, en lançant le premier Loft, M6, qui était une petite chaîne à l'époque, tentait un tour de force. Qu'elle a d'ailleurs parfaitement réussi. Aujourd'hui, NRJ 12 ne fait rien d'autre que réactiver cette machine bien rodée. Dans une moindre proportion, elle crée le buzz pour qu'on parle d'elle. Et je suis certain que ça a très bien fonctionné. Les grosses chaînes font précisément l'inverse et vont vers davantage de respectabilité. Je pense notamment à Secret Story sur TF1, qui a éliminé tous les composants trash de la télé-réalité.
Comment un tel vide peut-il prendre une telle ampleur ?
Je crois que les propos de Nabila prêtent le flanc à ce qui plaît aujourd'hui au public jeune, à savoir le bashing sous toutes ses formes. Elle est l'emblème de la "banalisation du banal" qui envahit notre société. Ses répliques, comme celles de Steevy ou de Loana avant elle, sont devenues cultes. Mais si elles ont pris tant d'ampleur, c'est aussi qu'elles s'ancrent dans une société de la "petite phrase". Un jour, c'est celle de Montebourg ; le lendemain, c'est Cahuzac ; et le surlendemain, Nabila. Sans transition, puisqu'ils se retrouvent côte-à-côte sur Twitter. La télévision fabrique aujourd'hui à la chaîne des formules prêtes à circuler en 140 signes. Avec les Live Tweet, la télé connaît une seconde jeunesse, car les gens peuvent interagir : ils ont l'impression de faire un peu partie du programme.
De quoi le "phénomène Nabila" est-il le symbole ?
Il ne fait que conforter ce qu'on constate déjà depuis quelques années, à savoir l'utilisation du "foutage de gueule décomplexé", ce goût pour le sadisme, ce sens du "il y a toujours plus con que soi" qui plaît tant aux jeunes. Il montre aussi que les producteurs maîtrisent de mieux en mieux ces émissions, qui ne sont plus en direct et sur lesquelles on peut faire dire ce qu'on veut à qui on veut au montage.
Seulement le buzz n'a pas concerné que les jeunes, mais un public bien plus large. Ikea a même diffusé une publicité sur le modèle de la réplique culte de Nabila...
Cela signifie donc que ces émissions font désormais partie de l'actualité médiatique, qu'elles sont devenues légitimes et que les plus vieux les regardent de temps en temps pour rester jeunes. On peut parfaitement comparer ce phénomène aux photos de paparazzi. Il y a encore quinze ans, on les considérait avec dégoût, on pointait du doigt le manque de déontologie. Aujourd'hui, ça ne pose de problème à personne et nos journaux les ont parfaitement intégrées.
N'est-ce pas le symptôme d'un besoin de nouvelles références communes ?
Très certainement. De six chaînes en 2001, on est passé à 25. Ce qui signifie qu'on ne consomme pas du tout la télévision comme avant. Le fait de partager sur les réseaux sociaux notre avis sur tel ou tel programme est sûrement un moyen de lutter contre l'éparpillement. Et, après tout, ne vaut-il pas mieux taper sur Nabila que de s'en prendre à son camarade de classe et lui faire subir les pires moqueries ? Nabila est un excellent bouc émissaire collectif.
Je ne regarde pas non plus les zapping.