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La Géorgie ouvre la chasse aux « agents étrangers »
Le Parlement géorgien a adopté mardi une loi répressive inspirée par la législation russe. Une manifestation contre cette loi a été brutalement dispersée par la police.
Par Emmanuel Grynszpan
Publié aujourd’hui à 10h31
Manifestation contre la loi sur les « agents de l’étranger » devant le Parlement géorgien à Tbilissi, dans la nuit du 7 au 8 mars 2023. ZURAB TSERTSVADZE / AP
A Tbilissi, mardi 7 mars, la police géorgienne a violemment dispersé une manifestation pacifique contre la loi dite « des agents étrangers », adoptée le jour même par un pouvoir s’inspirant de l’autoritarisme russe. Des milliers de manifestants opposés au projet de loi se sont rassemblés en fin d’après-midi devant le bâtiment du Parlement, dans le centre de la capitale, certains arborant des drapeaux de l’Union européenne, des Etats-Unis et de l’Ukraine. Des enceintes apportées par les manifestants ont diffusé l’hymne géorgien et l’hymne ukrainien, signalant à la fois la solidarité des protestataires avec les Ukrainiens et leur opposition à un pouvoir considéré par beaucoup comme prorusse.
« Non à la loi russe » a été le slogan le plus crié durant la manifestation. Dès le début de la soirée, les forces de l’ordre ont copieusement utilisé des canons à eau et des jets de gaz lacrymogène pour éloigner la foule des abords du Parlement. À 23 h 15, alors que les affrontements se poursuivaient, un incendie a été brièvement déclenché à proximité de l’édifice par un ou deux cocktails Molotov.
« Il s’agit d’un usage disproportionné de la force. La protestation pacifique est un droit. Les gens se tiennent clairement à distance de la police, qui les asperge de gaz au poivre. La répression des rassemblements pacifiques intervient juste au moment où une loi est adoptée pour réprimer le droit de se rassembler », a réagi sur Twitter Jaba Devdariani, ancien diplomate et cofondateur du site d’information Civil Georgia, financé par des fonds occidentaux.
« Vous êtes tous des traîtres »
Lors de la session plénière du 7 mars, le Parlement géorgien a donné son accord initial à une loi sur les « agents étrangers » qui, selon ses détracteurs, représente un tournant autoritaire dans ce pays du Caucase du Sud. Le texte, soutenu par le parti Rêve géorgien (RG) au pouvoir, exige que toutes les organisations dont plus de 20 % du financement proviennent de l’étranger s’enregistrent en tant qu’« agents étrangers », sous peine de se voir infliger de lourdes amendes. Il ressemble à s’y méprendre à une loi russe adoptée en 2012, que le Kremlin a utilisée pour saper le pouvoir de la société civile, bâillonner les médias indépendants et anéantir toute opposition.
Sur les 150 députés du Parlement, 76 ont voté en faveur du texte, tandis que 13 votaient contre et que 57 s’abstenaient, dont 4 députés du parti RG. La manifestation a été précédée par des échanges d’insultes au Parlement. « Vous êtes tous des traîtres. Ceux qui, de manière fourbe, ont mis cette loi à l’ordre du jour aujourd’hui. Vous êtes des traîtres prorusses », a clamé la députée Ana Tsitlidze en désignant les membres de la majorité. La veille, une séance houleuse au Parlement, a vu le président du comité des affaires légales, Anri Okhanashvili (RG), asséner une lourde gifle au chef du Mouvement national uni (opposition), lequel fut immédiatement traîné hors de l’hémicycle.
La présidente, Salomé Zourabichvili, a déclaré qu’elle mettrait son veto à une loi qui « met en péril les espoirs de la Géorgie d’adhérer à l’Union européenne ». Cette ancienne diplomate française a pourtant été élue en 2018 comme candidate de Rêve géorgien. Mais, avec une majorité absolue de 76 voix,
le Parlement peut passer outre le veto d’une présidente dont les prérogatives sont bien moindres que celle du premier ministre, Irakli Garibachvili. Ce dernier, membre du parti RG, suit les consignes données en coulisse par l’oligarque Bidzina Ivanichvili, dont la fortune, amassée en Russie, est évaluée à 4,8 milliards de dollars par le magazine Forbes. Soit un quart du PIB géorgien.
La loi controversée tend à satisfaire les intérêts de Moscou en réduisant chez son ancien satellite l’influence d’organisations principalement financées par l’Europe et les Etats-Unis. Elle s’articule avec une campagne de propagande aux relents de chasse aux sorcières stalinienne. Des affiches collées dans les rues de Tbilissi montrent dix personnalités critiquant le pouvoir sous l’inscription « Espions diffamant l’Eglise ».
L’alignement progressif de Tbilissi sur Moscou s’est aussi vérifié ces dernières semaines avec les problèmes rencontrés par les dissidents russes tentant de trouver refuge en Géorgie. Le 14 février, alors qu’elle revenait d’Arménie, l’activiste russe Anna Rivina, fondatrice d’une ONG de défense des droits des femmes, s’est vu refuser l’entrée du territoire géorgien, où elle résidait depuis plusieurs mois. Quelques jours plus tôt, elle avait été déclarée « agent étranger » par la justice russe. « Il semble y avoir une coordination étroite avec le Kremlin : [Bidzina Ivanichvili] reçoit régulièrement des éloges de Moscou pour sa “résistance à la pression occidentale” », explique au Monde Giorgi Badridze, expert en relations internationales et ancien diplomate.
« Contraire aux normes de l’UE »
Soixante-trois organisations de la société civile et médias ont annoncé qu’ils ne respecteraient pas la loi si elle était promulguée. Plusieurs ONG internationales, comme Reporters sans frontières et Amnesty International, ont condamné le texte. Les diplomates occidentaux ne sont pas en reste. « Aujourd’hui est un jour noir pour la démocratie géorgienne », a réagi l’ambassade des Etats-Unis dans un communiqué. « Le projet de loi est contraire aux valeurs et normes de l’UE et incompatible avec les aspirations européennes de la Géorgie », a déclaré au Monde Sheraz Gasri, ambassadrice de France en Géorgie.
« L’objectif de Bidzina Ivanichvili est de faire en sorte que l’UE rejette le statut de candidat de la Géorgie, explique au Monde Giorgi Badridze. Il pouvait prétendre mener une politique pro-occidentale tant qu’il n’y avait pas beaucoup d’exigences en matière de réformes. Mais la demande du statut de pays candidat [déposée en mars 2022] a été le moment de vérité : l’UE a dû examiner les antécédents de la Géorgie et poser des conditions préalables spécifiques pour s’assurer que le pays était éligible. »
Or, poursuit M. Badridze, ces conditions « sont en conflit direct avec les intérêts de l’oligarchie. La majorité des Géorgiens étant résolument proeuropéens, la tactique d’Ivanichvili consiste à faire en sorte que ce soit l’UE qui refuse la candidature géorgienne. Sa véritable priorité est de garder sa mainmise sur le pouvoir, et il semble devenir un peu désespéré. La loi sur les agents étrangers est la mesure la plus imprudente qu’il ait jamais prise ». Comme le montre la réaction de la rue géorgienne.