Aujourd’hui encore, il joint sans cesse l’image à la parole, accompagnant chaque pan de récit d’une de ces photographies insoutenables fixées sur son téléphone, qu’il fait défiler sans automatisme, mais comme il mesurerait chaque fois le jaillissement de la mémoire à sa pièce à conviction, avec une attention toujours aiguë à ce que l’on ne se contente pas d’entendre, ou de regarder. Il tient à ce que l’on voie. Des corps criblés de balles, brûlés, déchiquetés, pulvérisés. Des corps d’enfants surtout, dont il décrit et juge la destruction en termes pleins d’une exactitude sans affect, toute chirurgicale.
Parmi ses patients et les victimes portées mortes jusqu’à l’hôpital, les très jeunes enfants étaient surreprésentés, explique Mark Perlmutter, parce que leurs corps sont plus vulnérables, même très loin du point d’impact des explosifs. «On peut se disputer sur les mots, génocide, élimination ciblée d’une population pour s’emparer de son territoire, peu importe comment vous voulez nommer le largage d’une bombe américaine d’une tonne sur un campement de tentes, alors qu’elle fut conçue pour détruire un bunker dix mètres sous terre. Quand elle frappe un simple campement, les shrapnels et l’onde de choc portent beaucoup plus loin. Un jour, une bombe a frappé assez près de l’enceinte de l’hôpital pour faire tomber les dalles du plafond, briser les vitres. On était à environ un kilomètre, et j’ai été projeté si fort contre le mur que je me suis cassé une dent et l’index. Qu’arrive-t-il à un bébé à 400 mètres ? Ses membres sont arrachés, son cerveau et l’intérieur de sa poitrine réduits en bouillie. Et, je vais vous montrer l’image, mais vous n’imaginez pas ce que ça fait de voir un bébé coupé en deux et de savoir que vos impôts ont payé l’arme qui a fait ça.»
Sur l’itinéraire du retour, réempruntant le passage de Rafah vers l’Egypte, il sera saisi par la vision des centaines de camions immobilisés là, moteurs éteints, bardés de provisions et d’aide humanitaire pourrissant sur place, «les mêmes, lui sembla-t-il, que l’on s’était réjoui de voir à l’aller, et auxquels s’étaient ajoutés une masse d’autres». C’est comme ça, «en en parlant sur le long trajet vers Le Caire, qu’on a réalisé que l’information ne sortait pas plus que les vivres n’entraient, qu’il nous fallait nous faire journalistes pour aller au bout de notre mission. Parce que notre boulot, c’est de guérir en retirant un mal. Mais comment mener à bien cette tâche sur ce que nous avons abandonné derrière nous, avec la conscience d’avoir laissé un enfant qui aurait dû recevoir dix opérations encore, alors que personne ou presque n’est plus là pour le faire, parce que l’hôpital a été fermé depuis, et les soignants sont pris pour cibles ?» Sa voix s’étrangle. «Ça n’est pas ma vocation, pas mon métier de faire le reporter. Mais je ne peux pas sauver la vie de ces enfants si je ne vous transmets pas la vérité, ce que j’ai vu.»
«Le pire journalisme que j’ai jamais vu»
Avec son confrère californien Feroze Sidhwa, il cosigna donc une tribune confiée à Politico. On les convia à la télévision, où CBS a édulcoré leur témoignage, au titre qu’il serait diffusé le dimanche matin, et leur passage fin juillet sur CNN a tourné au vinaigre. Invités d’une prestigieuse émission du week-end, ils y relataient le défilé de corps de bébés en charpie, le constat implacable que des gosses étaient visés par des snipers («Il n’y avait aucun doute, assène Mark Perlmutter, on ne tire pas par hasard sur un enfant deux fois de suite, dans le cœur puis la tête»), le calvaire d’un médecin palestinien victime d’abus, tortures et mutilations… A deux reprises, la présentatrice aura jugé bon de glisser la mention que les autorités militaires israéliennes niaient ou refusaient de confirmer de telles «allégations», que «CNN n’a pu vérifier indépendamment». A la fin, le chirurgien a lâché avec amertume : «C’était le pire journalisme que j’ai jamais vu.»
«Elle s’est exclamée : “Pardon ?” se souvient-il. Mais je ne pouvais pas ne pas lui répondre : “Vous minimisez, mettez en cause ce que je dis.” Mais quand quinze médecins qui en reviennent décrivent la même chose, ce qu’il faudrait remettre en question, ce n’est pas ce qu’ils dénoncent mais le fait qu’il vous soit impossible d’entrer vous-mêmes à Gaza. Ça nous oblige, nous soignants, à faire ce travail de journaliste à votre place.» L’échange sera coupé au montage.
Sa vie est en vrac, il y a égaré de proches amis, a été renié par des pans de sa famille majoritairement juive, a vu d’estimés confrères le rayer de leur cercle social. Il a reçu des menaces, des mails haineux, des messages anonymes qui lui notifient qu’il est «sur la liste». Il a tout de même pris ses billets pour le Liban, en janvier. «Tous ces gens, dont j’ai cru qu’ils étaient mes amis, me reprochent de “faire de la politique”, et moi je voudrais ne surtout pas en faire, mais je crois qu’on ne peut pas y échapper si l’on fait de la santé mondiale une cause et une communauté.» Sur cette trame de tourments, quelques joyeuses nouvelles ont fleuri malgré tout – des cancers surmontés autour de lui, une naissance prochaine, le retour d’une personne aimée. Mais, alors que la plupart des élus américains sollicités ont fait la sourde oreille, le Dr Perlmutter dit n’avoir rien connu de plus heureux cette année dans sa vie que d’avoir vu son «témoignage être présenté au Parlement britannique et contribuer ainsi», en septembre, à la suspension de certaines exportations d’armes vers Israël.