Brune la pression évidemment.
«On ne veut pas être accusés de censure»
Autobiographie de Jordan Bardella : les libraires sous pression à quelques jours de la parution du livre du président du RN
Les librairies s’interrogent sur la position à adopter vis-à-vis de l’ouvrage du leader d’extrême droite. Stocker ou non, mettre en avant ou pas... Entre libre arbitre et menaces d’accusations de censure, les professionnels sont partagés.
«On s’est fait piéger.» La pilule ne passe pas à la librairie Au temps lire de Lambersart, près de Lille (Nord). Les responsables, Mikaël Deren et Virginie Deschler, racontent comment la maison d’édition Fayard les a incités à commander plusieurs exemplaires d’un ouvrage «sous X», sans dévoiler l’auteur ni le contenu. Une pratique classique pour les parutions les plus sensibles, qui font en général de bonnes ventes. Mais ici, pas de livre-enquête de Victor Castanet sur le scandale des crèches (10 000 exemplaires vendus en quatre jours) ou de pavé people du prince Harry (85 000 copies écoulées en cinq jours). A l’ouverture des cartons, c’est la douche froide pour la librairie du Nord, qui découvre Ce que je cherche, l’autobiographie du président du Rassemblement national, Jordan Bardella, à paraître le 9 novembre. Le livre n’en est pas à sa première polémique, puis que MediaTransports, la régie publicitaire de la SNCF, avait annoncé le 28 octobre qu’il n’y aurait pas de campagne d’affichage pour l’autobiographie du frontiste dans les gares. L’extrême droite a alors immédiatement crié à la censure.
Chez Au temps lire, les responsables s’interrogent. Maintenant qu’ils ont reçu l’ouvrage, qu’en faire ? «On ne le mettra pas en rayon, c’est sûr. On hésite à le mettre en réserve ou à retourner tout le stock à l’éditeur», répondent les nordistes à Libération. En revanche, si un client leur en fait la demande, ils seront tenus de lui proposer de le commander – en France, les libraires ont interdiction de refuser la vente d’un ouvrage. «Pour assurer la diversité des points de vue, on ne s’opposera pas aux clients s’ils souhaitent nous l’acheter. On a un rôle à jouer si on ne veut pas que l’histoire se répète», expliquent-ils.
Pour les libraires, la parution de l’autobiographie du président du RN est un sujet compliqué. Tout comme ont pu l’être par le passé les ouvrages d’Eric Zemmour. D’autant que les clients friands de ce genre de lecture ne manquent pas. Certains professionnels tentent donc de trouver un entre-deux, comme cette responsable d’une librairie vosgienne, qui préfère rester anonyme : «
On sait qu’on aura de la demande et on ne veut pas être accusés de censure donc on le mettra en rayon. Pour autant, on ne veut pas en faire un événement, on ne le mettra pas en avant.»
«Je refuse carrément Fayard»
Certaines librairies ont été plus radicales. Elles ont décidé de s’affranchir de l’interdiction qui leur est faite de refuser la vente d’un ouvrage. Du moins, elles font le choix de dissuader leurs clients d’en faire l’acquisition. «Je ne refuserai pas explicitement de vendre ce livre. Mais je dirai, par exemple, au client qui veut le commander, qu’il mettra vraiment beaucoup de temps à arriver», assume Ayla Saura, la responsable de La Nuit des temps, à Rennes (Ille-et-Vilaine). Un choix en accord avec la ligne politique et éditoriale que se sont fixée la libraire et son associée. «C’est trop compliqué de se passer de l’entièreté du groupe Hachette [le plus gros groupe d’édition français, dont fait partie Fayard, propriété de Vincent Bolloré, ndlr]. En revanche, je refuse carrément Fayard [les livres de cet éditeur ne sont pas disponibles dans ses rayons mais les commandes sont possibles si un client le demande]», tranche-t-elle.
C’est notamment la nomination par le milliardaire breton de Lise Boëll, connue comme «l’éditrice des réacs» (Eric Zemmour, Philippe de Villiers…) à la tête de Fayard qui a décidé la Rennaise de 35 ans. Au sein même de la maison d’édition l’annonce de la publication du livre a provoqué l’émoi chez de nombreux salariés. Jamais une maison de renom n’avait publié l’ouvrage d’un responsable du parti d’extrême droite. Pour la fondatrice de La Nuit des temps, «libraire, c’est un métier politique». Autre argument de taille avancé par Ayla Saura, tout libraire est contraint de faire des choix parmi la masse des 75 000 nouveautés paraissant chaque année, un choix fait «selon les clients mais aussi selon qui on est, nos valeurs, notre histoire». «C’est aussi un choix de proposer le livre de Jordan Bardella dans sa boutique», affirme la libraire.
Charte des valeurs de la librairie
Chaque boutique est totalement libre d’intégrer un livre, ou non, dans son stock, comme stipulé par la charte des valeurs de la librairie. «Chacun fait comme il veut tant qu’il respecte le droit, défend Alexandra Charroin Spangenberg, présidente du Syndicat de la librairie française et cogérante de la Librairie de Paris à Saint-Etienne (Loire). On réfléchit aussi à notre offre en fonction de la demande.
Ce serait insensé de mettre en vente ce livre dans une librairie qui n’a pas le public qui y correspond.»
Un rappel nécessaire pour la Stéphanoise, qui s’inquiète de l’effervescence médiatique autour d’une supposée censure de ce livre. Si le questionnement des libraires sur la place des ouvrages d’extrême droite dans leurs boutiques ne date pas d’hier, les polémiques autour de la publicité dans les gares, les accusations de censure à répétition, elles, empirent. Alexandra Charroin Spangenberg, qui témoigne des pressions quotidiennes, voire caillassages ou destructions de livres, que subissent les librairies, craint que la situation ne s’aggrave davantage. Les boutiques pourraient devenir le réceptacle des tensions autour de l’ouvrage. «Cela fait peser une pression sur nos épaules.
On reçoit déjà des accusations de censure, de gauchisme», relate-t-elle. L’autobiographie n’est pourtant pas encore sortie.
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