Néanmoins, le fait que la peine soit «obligatoire» ne la rend pas automatique. En vertu de l’individualisation des peines, érigé en principe suprême par le Conseil constitutionnel en 2005, le juge conserve la possibilité d’écarter l’inéligibilité «par une décision spécialement motivée […] en considération des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur». Une nuance qui figure bien dans l’article 131-26-2 du code pénal, comme elle apparaissait précédemment dans les dispositions introduites par la loi Sapin 2. Raison pour laquelle le Conseil constitutionnel, saisi en 2017 par des parlementaires de droite, a estimé que la peine d’inéligibilité obligatoire ne méconnaît pas le principe d’individualisation des peines. Les sages soulignaient aussi qu’il revient au juge «d’en moduler la durée». Notons que le principe d’une peine obligatoire à laquelle il est possible de déroger s’apparente au fonctionnement des défuntes peines plancher.
Mais en dépit de la latitude offerte aux juridictions, aucune des condamnations pour détournements de fonds publics prononcées ces dernières années n’a débouché sur une décision spécialement motivée en vue d’exclure la peine complémentaire d’inéligibilité. Ainsi, d’après les statistiques transmises à CheckNews par le ministère de la Justice, on compte en 2017 six condamnations visant à réprimer des détournements de fonds publics, et autant de peines d’inéligibilité. C’est encore 15 sur 15 en 2018, 13 sur 13 en 2019, 17 sur 17 en 2020 puis 2021, et enfin 30 sur 30 en 2022. Pour 2023, les données restent encore provisoires (20 % proviennent d’estimations), mais la chancellerie recense à ce jour 30 peines d’inéligibilité pour autant de condamnations sur la base d’un détournement de fonds publics. «Ce qu’on peut déduire de ces chiffres, c’est que dans les cas qui leur ont été soumis, les tribunaux n’ont pas jugé nécessaire d’écarter la peine d’inéligibilité. Mais ça ne signifie pas qu’ils ne pourraient pas le faire», insiste le ministère.
Dans le cadre du procès dont fait l’objet le RN, le ministère public, dans ses réquisitions, est allé jusqu’à justifier la peine d’inéligibilité requise au regard de la gravité des faits et la personnalité de ses auteurs : des détournements de fonds publics «massifs, opérés par des élus du peuple français aux plus hautes fonctions et pour contourner les règles de transparence en matière de financement des partis».
«Tout le monde semble découvrir l’exécution provisoire»
Le débat sur la supposée sévérité des réquisitions tient aussi à l’exécution provisoire qui assortit la peine d’inéligibilité. Une modalité qui, sans priver la personne condamnée de son droit de faire appel, implique que cet appel ne suspende pas l’application de la peine prononcée en première instance. En l’occurrence, une telle mesure serait lourde de conséquences (politiques) : elle pourrait priver Marine Le Pen d’une candidature à la prochaine élection présidentielle de 2027.
Plusieurs commentateurs ont dénoncé cet aspect des réquisitions. L’éditorialiste Alain Duhamel l’a ainsi, sur le plateau de BFMTV, qualifié de «rarissime», affirmant : «Les procureurs, très compétents sûrement mais quelques fois un peu bizarres, ont exhumé un système exceptionnel qui permet d’appliquer tout de suite» la peine d’inéligibilité. «C’est la première fois que dans le réquisitoire, il est prononcé l’exécution provisoire. C’est quelque chose d’inédit», a renchéri sur CNews l’essayiste Naïma M’Faddel.
CheckNews a demandé au ministère de la Justice des statistiques sur le recours à l’exécution provisoire concernant les peines complémentaires d’inéligibilité. Le ministère nous a répondu ne pas être en mesure d’en chiffrer la proportion exacte pour détournement de fonds publics, tout en s’étonnant que «tout le monde semble découvrir l’exécution provisoire. Mais pour qui fréquente les salles d’audience, c’est quelque chose qui est régulièrement utilisé en fonction des besoins de chaque dossier». A l’article 471 du code de procédure pénale, sont listées les peines qui «peuvent être déclarées exécutoires par provision». C’est entre autres le cas de l’interdiction d’exercer une profession, la suspension du permis de conduire, ou l’inéligibilité.
D’anciens maires inéligibles
Sans prétendre à l’exhaustivité, les exemples récents d’élus sanctionnés d’une peine d’inéligibilité avec exécution provisoire à l’occasion de procès pour détournements de fonds publics sont ainsi multiples. Ce qui dément les affirmations mentionnées plus haut selon lesquelles l’exécution provisoire serait rarissime ou, pire, une première. L’ancien sénateur et président de la Polynésie française Gaston Flosse a été condamné pour cette infraction à plusieurs reprises, entre 2009 et 2022. Et les juges ont chaque fois prononcé des peines complémentaires d’inéligibilité allant d’un à cinq ans, tantôt assorties d’une exécution provisoire, tantôt sans cette mesure lorsque l’intéressé purgeait déjà une période d’inéligibilité au moment du procès.
Autre cas emblématique, celui de Brigitte Barèges, ancienne maire de Montauban (Tarn-et-Garonne), récemment élue députée avec le soutien du RN. Condamnée en 2021 pour détournements de fonds publics, notamment à cinq ans d’inéligibilité avec effet immédiat, Barèges a finalement été relaxée en appel. Toujours en 2021, Ferdinand Bernhard, ancien maire de Sanary-sur-Mer (Var), s’est pourvu en cassation après sa condamnation en appel, incluant une peine de cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire. La juridiction suprême ayant partiellement désapprouvé la décision, il comparaît de nouveau actuellement devant la cour d’appel.
Rien que ces derniers mois, on peut citer l’ancien maire de Toulon, Hubert Falco, condamné en appel à une peine de cinq ans d’inéligibilité assortie d’une exécution provisoire. Mais aussi le bras droit de l’ancien maire de Colmar (Haut-Rhin), Joël Munsch, condamné à trois ans d’inéligibilité avec exécution provisoire. Ou encore deux maires de Seine-et-Marne, Jean-François Oneto et Sinclair Vouriot, condamnés à une peine d’inéligibilité de cinq ans avec application immédiate. Plus récemment, trois ans d’inéligibilité avec exécution provisoire ont été requis à l’encontre du président du département de la Somme, Stéphane Haussoulier, dans une procédure pour détournement de fonds dont le verdict sera rendu le 3 décembre.
Prévention de la récidive
Si l’exécution provisoire est aussi régulièrement ordonnée, c’est qu’elle «répond à l’objectif d’intérêt général visant à favoriser l’exécution de la peine et à prévenir la récidive», a indiqué la Cour de cassation dans un arrêt de 2022. Dans l’affaire des assistants du RN, le parquet estime qu’il y a lieu de prévenir la récidive dans la mesure où le parti «a déjà été condamné pour des faits de détournements frauduleux de fonds» – condamnation devenue définitive en juin. Et où les faits, «réitérés pendant douze ans», «n’ont été interrompus que parce qu’il y a eu plainte du Parlement européen». En outre, l’accusation évoque un «impératif d’exécution [de la peine] dans des délais raisonnables», alors que les prévenus ont «tout fait pour repousser la décision de justice». Peu importe «leurs ambitions électorales», puisque les procureurs estiment qu’ils n’en sont pas «comptables».
Pour rappel, Marine Le Pen est actuellement jugée, aux côtés de nombreux cadres de son parti, dans l’affaire des assistants parlementaires fictifs du Front national, devenu Rassemblement national. Le procès s’est ouvert le 30 septembre, doit se poursuivre jusqu’au 27 novembre et la décision des juges est attendue début 2025 – la position défendue par le ministère public le 13 novembre ne préjuge pas de celle des magistrats. L’ex-candidate à la présidentielle, considérée par le parquet comme décideuse au sein d’un système de détournements de fonds publics inédits par «leur ampleur, leur durée, les montants détournés», a écopé des réquisitions les plus sévères. Les peines prescrites sont en effet proportionnelles à l’implication de chacun des prévenus dans ces opérations menées entre 2004 et 2016 au préjudice du Parlement européen. Contre le maire de Perpignan Louis Aliot ou le député européen Nicolas Bay, le parquet a ainsi prescrit des peines moindres, dont trois ans d’inéligibilité, avec exécution provisoire toujours.