Je critiquais la version Bayrou/Beaufret du calcul du déficit du régime de retraite ...
Récit
Le déficit «caché» des retraites, itinéraire d’une théorie polémique
Article réservé aux abonnés
François Bayrou considère que les calculs du Conseil d’orientation des retraites sous-estiment largement les difficultés financières du système par répartition. Alors qu’un rapport de la Cour des comptes publié jeudi contredit la thèse du Premier ministre, «Libé» est remonté aux origines de cette bataille de chiffres.
par Frantz Durupt et Anne-Sophie Lechevallier
publié le 18 février 2025 à 20h59
(mis à jour le 20 février 2025 à 11h03)
De son sac à dos, dans le restaurant avec vue sur la piscine du Cercle de l’union interalliée, Jean-Pascal Beaufret sort une pile de revues bordeaux sous blister. Ce vendredi matin, à deux pas de l’Elysée et six jours avant le rendu du rapport de la Cour des comptes chargée par le Premier ministre de «faire la vérité» sur les chiffres des retraites, l’ancien inspecteur des finances de 74 ans, passé dans le privé, distribue ses exemplaires au compte-gouttes. Il a déjà fait parvenir sa «contribution à la mission flash de clarification du financement des retraites» à Pierre Moscovici, le premier président de la juridiction. Beaufret a fait éditer ce fascicule par la Fondation pour l’innovation politique, le think tank du politologue et ancien élu UMP Dominique Reynié. S’il exprime son «respectueux dévouement» à son ancien camarade du PS (il a quitté le parti en 2005), il enrage de ne pas avoir été associé aux travaux de la cour, rendus publics ce jeudi 20 février.
Pourtant, cette mission flash, assure-t-il, c’est lui qui en a «parlé à François Bayrou» : «J’ai été écouté pendant une heure, mais ce n’était pas une audition. Ils ne m’ont absolument pas demandé de travailler avec eux.» Il sait sans doute comme nous que la Cour des comptes ne va pas retenir la thèse à laquelle il consacre une partie de sa vie depuis cinq ans, à savoir que le système de retraites souffrirait d’un déficit bien plus grave que celui ressortant des rapports du Conseil d’orientation des retraites (COR). Ce dernier devrait en effet, selon Jean-Pascal Beaufret, comptabiliser l’effort financier que l’Etat consacre aux pensions de ses fonctionnaires, au-delà des cotisations de droit commun prélevées sur le salaire des agents. Cet effort, il le calcule en tenant compte des sommes transférées dans un compte d’affectation spécial des retraites créé en 2006. En tout, le besoin de financement total du système s’élèverait à 81 milliards d’euros selon lui. L’équivalent du budget de l’éducation nationale, un Himalaya comparé aux 6 milliards d’euros du dernier rapport du COR.
«Les dépenses ne dérapent pas»
Le combat de Jean-Pascal Beaufret, que plusieurs dans le cénacle des retraites surnomment «le croisé», aurait pu demeurer à l’arrière-plan s’il n’avait pas surgi dans une déclaration de politique générale, celle de François Bayrou le 14 janvier. Tout en annonçant «remettre en chantier» le sujet des retraites en chargeant les acteurs sociaux d’améliorer la réforme de 2023 – mais sans dégrader ses effets financiers –, le Premier ministre annonce ce jour-là qu’il va confier une «mission flash» à la Cour des comptes. Et non au COR, ainsi désavoué. Composé d’acteurs sociaux, d’experts, de parlementaires et d’administrations, l’instance rattachée à Matignon est pourtant chargée d’établir chaque année un rapport, sous la férule de l’économiste Gilbert Cette, un des inspirateurs d’Emmanuel Macron sur les sujets sociaux, arrivé à l’automne 2023. Mais le Premier ministre sait le COR fragilisé depuis la réforme des retraites de 2023 et le limogeage de son président de l’époque, Pierre-Louis Bras, accusé par le gouvernement Borne d’avoir torpillé son projet en déclarant que «les dépenses ne dérapent pas». «C’est bien de remettre le débat sur le financement. Le COR à l’époque s’était quelque peu décrédibilisé en annonçant un système à l’équilibre voire légèrement excédentaire. On s’est donc appuyé sur un diagnostic avec une erreur manifeste», appuie Marc Fesneau, le président du groupe MoDem à l’Assemblée.
Devant les députés, François Bayrou n’attend pas la Cour des comptes. S’inspirant de la méthode Beaufret, il explique que le «déficit» réel des retraites serait de 55 milliards d’euros, dont «40 ou 45 milliards» versés par l’Etat pour les retraites de ses fonctionnaires. «Or, s’enflamme-t-il, nous n’en avons pas le premier centime !» Et de poursuivre, apocalyptique : «Sur les plus de 1 000 milliards de dette supplémentaires accumulés par notre pays ces dix dernières années, les retraites représentent 50 %.» Un coup de force argumentatif aux yeux de Pierre-Yves Chanu, qui siège au COR au nom de la CGT depuis vingt ans : «Il y a un principe qui est l’universalité budgétaire. Quand la France s’endette, on ne dit pas : “Sur ce montant il y a tant pour l’éducation, la défense, les retraites…”»
Compagnon de route
En bouleversant ainsi les termes du débat qu’il vient de relancer, le Premier ministre – qui remet la question des retraites sur la table pour s’assurer d’une «non-censure» des socialistes – prend pourtant un risque. Il a tout intérêt à ce que son «conclave» se solde par un accord, ne serait-ce que partiel, à transmettre au Parlement. Seulement, comment les acteurs sociaux pourraient-ils discuter sereinement si 40 milliards d’euros supplémentaires sont à trouver ? A peine le discours de Bayrou prononcé, la secrétaire générale de la CFDT, Marylise Léon, prévient : si la cour devait avaliser la lecture du Premier ministre, «on le contestera». Le 17 janvier, à l’issue de la première réunion entre le gouvernement et dix organisations syndicales et patronales, le désaccord s’étale en public. Le Medef aussi avertit : son «engagement portera logiquement sur le seul périmètre des régimes de retraites du secteur privé». Pas question de mettre à contribution entreprises et salariés pour combler les fameux 40 milliards.
Jean-Pascal Beaufret n’est pas mentionné par François Bayrou dans son discours, mais voilà consacré le raisonnement de celui qui assure ne pas chercher «de gloire personnelle», plus de vingt ans après avoir quitté la fonction publique pour le groupe Alcatel-Lucent. En 2019, année où Jean-Paul Delevoye rend son rapport pour un système universel de retraites à points, Jean-Pascal Beaufret s’attelle à une présentation pour «un petit club d’une cinquantaine de chefs d’entreprise» : «Je me suis jeté dans l’étude d’impact de mille pages, je n’ai trouvé aucun endroit où on présentait les comptes des retraites.» C’est là que naît son obsession, qu’illustrent les mails touffus qu’il a fait parvenir à Libération après notre rencontre. Car pour lui, «il est anormal de ne pas dire la vérité aux Français, c’est extrêmement grave pour la démocratie». A ses détracteurs qui trouvent que tout cela fleure le complotisme, il rétorque : «Ce n’est pas un complot, c’est un système organisé comme cela. Personne ne ment mais tout le monde s’en accommode tellement bien.»
Lui ne s’en accommode pas. En 2022, il choisit la revue Commentaire, fondée par Raymond Aron, pour publier un premier article, sous le pseudonyme de Sophie Bouverin. «Cette revue est un label de qualité, ce n’est pas du complotisme, pas de la critique de l’Etat pour la critique de l’Etat», argue-t-il. François Bayrou, alors haut-commissaire au plan, repère le papier, s’enquiert de l’identité de l’auteur et le reçoit. «Il m’a dit qu’il croyait ce que je disais depuis vingt ans. Par rapport à lui, j’étais un petit jeune sur ce sujet.» Dans la foulée, le haut-commissaire au plan diffuse, en décembre 2022, une note reprenant le raisonnement de son nouveau compagnon de route. Alors que la tension monte autour du report de l’âge légal, et malgré une tournée des plateaux de François Bayrou, le gouvernement Borne n’en tient pas compte. Qu’à cela ne tienne : l’été 2023, Beaufret publie – cette fois sous son vrai nom – un nouvel article dans Commentaire pour, à nouveau, souligner «le caractère trompeur» du calcul du COR, «validé par le gouvernement et repris devant le Parlement».
«Lunaire», «emberlificoté», «brouillon»
Voyant monter la polémique, Pierre-Louis Bras invite Jean-Pascal Beaufret et François Bayrou à une séance particulière du COR, afin que leurs idées y soient exposées. La réunion se tient le 21 septembre 2023. L’ancien haut fonctionnaire projette un Powerpoint de trois pages, la première étant occupée par la reproduction d’un tableau montrant le Pavillon d’or de Kyoto en feu, surmontée de ce titre : «Il y a le feu au lac !» Suit un schéma rempli de flèches pour montrer l’ensemble des «subventions» déversées par l’Etat pour équilibrer les retraites dans la fonction publique. Puis, en troisième page, son autre argument massue : surcotisations prises en compte, le «coût» d’un fonctionnaire serait de 44 % supérieur à celui d’un salarié du privé.
François Bayrou, lui, demande un tableau blanc pour une démonstration à l’ancienne. Le voilà qui sort des Post-it de ses poches et se met à tracer des chiffres, lesquels diffèrent de ceux de son acolyte. «Lunaire», «emberlificoté», «brouillon», tels sont les qualificatifs employés par plusieurs témoins de la scène. L’un d’eux : «Il y a longtemps que je n’avais pas vu ça. Je n’avais même jamais vu ça.» Si la démonstration de Bayrou est difficile à suivre, «en tout cas, les gens ont compris ce que moi j’ai expliqué», dit Beaufret.
De fait, leur prestation ne restera pas sans suite. Dans son rapport de juin 2024, le COR, désormais présidé par Gilbert Cette, revient sur la querelle. Pour mieux la dégonfler. Si l’Etat «surcotise» pour ses retraités, explique le conseil, c’est «en raison d’une maîtrise stricte des embauches et des coûts salariaux dans la fonction publique de l’Etat», à travers des gels de créations de postes et du point d’indice. Puis de renvoyer dans ses cordes le Haut-Commissariat au plan, en écrivant que sa présentation «n’est pas plus pertinente que la convention […] utilisée par le COR». Gilbert Cette y reviendra au lendemain de la nomination de François Bayrou à Matignon, dans une note expliquant que les «transferts» de l’Etat pour équilibrer le régime de la fonction publique résultent de «décisions du gouvernement et du législateur», à travers des lois de 2001 et 2006. Le COR ne fait que s’y conformer.
«Problème abyssal»
Si Gilbert Cette a pris les devants, c’est que, comme d’autres, il a vu se propager la lecture Beaufret-Bayrou dans la presse et parmi les responsables politiques. Beaufret a consigné les déclarations publiques de ses ralliés. En décembre, devant la commission d’enquête sur la dérive des comptes à l’Assemblée, l’ancien ministre de l’Economie Bruno Le Maire va jusqu’à recommander la lecture d’un article de «cet économiste très bien documenté […] qui établit […] que tant que les retraites ne sont pas financées, il n’y aura pas de rétablissement des comptes publics en France». Didier Migaud, ancien premier président de la Cour des comptes, est plus modéré : «Il est important de bien identifier et mesurer le coût des retraites dans la fonction publique, cela va dans le sens de la transparence. En revanche, additionner les déficits du privé et du public peut revenir à mélanger des choux et des carottes tant les règles sont différentes. Mais il serait utile au débat sur les retraites de tenir compte d’un déficit aujourd’hui implicite et important du régime de l’Etat.»
Jeudi 20 février, dans son rapport, la Cour des comptes a tranché : il n’existe pas de «déficit caché». Elle juge que «les taux de cotisation employeurs sont difficilement comparables» entre le public et le privé «tant chaque régime présente des spécificités et intègre les effets de règles particulières». Pierre Moscovici a ajouté, lors de la conférence de presse de présentation que «ce débat est sans incidence sur le montant des déficits qui pèsent sur les finances publiques. Pour nous, c’est une erreur de considérer qu’il y aurait une sorte de recette affectée au sein des retraites et que c’est dans le cadre du système de retraites que les choses devraient se compenser.»
Mais alors pourquoi Bayrou a-t-il décidé de remettre dans le débat ce sujet «aussi vieux que le régime de la retraite des fonctionnaires de l’Etat [fondé en 1853, ndlr] puisque ni les cotisations de l’employeur ni celles du salarié ne sortent du budget de l’Etat», comme le considère Michel Sapin ?
Le Premier ministre espère-t-il préparer le terrain pour la prochaine campagne présidentielle et relancer la question du système à points avec la refonte des régimes public-privé ? «Sans préempter le débat, réactiver le système à points sans mettre l’âge pivot dans la discussion serait l’idéal, estime Marc Fesneau, mais il n’y a pas de majorité ou de consensus pour cela.» En attendant, «dire qu’il y a 40 milliards de déficits de plus est contreproductif, juge Pierre-Louis Bras, l’ancien président du COR. Parce que le problème devient tellement abyssal que vous ne pouvez rien faire. Si on va au bout, il faut diminuer d’un tiers les retraites des fonctionnaires.» Pas loin de ce que propose Jean-Pascal Beaufret, à savoir un plan de désindexation des pensions sur dix ans. Ça aussi, alors, il faut le dire aux Français.
Mise à jour à 11 heures avec le contenu du rapport de la Cour des comptes.