50 ans du génocide cambodgien
«Libération» et les Khmers rouges : du soutien, au déni puis au mea-culpa
C’est la une qui fait mal. Le jour où les Khmers rouges fondent sur la capitale Phnom Penh, le 17 avril 1975, Libération titre : «
Le drapeau de la résistance flotte sur Phnom Penh.»
Celle du lendemain est pire : «
Sept jours de fête pour une libération.» En plus de la guerre au Vietnam qui fait rage, le journal consacre beaucoup d’espace à la «victoire des forces révolutionnaires» au Cambodge. Il annonce la «fin de la famine et de la corruption», raconte «l’accueil enthousiaste fait aux forces de libération par la population».
Libération savoure le moment.
Bien sûr, avec les lunettes de 2025 et à l’heure de l’info multisupports en temps réel, il est aisé de condamner ces titres, ce ton et ces infos.
Il faut se rappeler cependant que, même si des éléments inquiétants avaient filtré sur la manière dont se comportaient les Khmers rouges dans les zones «libérées» depuis 1970, rien – ou si peu – n’était connu sur l’utopie meurtrière des hommes de Pol Pot.
Le 17 avril 1975, le grand massacre n’avait pas commencé. C’était une question d’heures.
«
Stupidité suffisante»
Mais Libération – comme une grande partie de la presse de l’époque – s’est trompé, entêté, aveuglé bien au-delà d’avril 1975.
A l’époque, le journal n’a pas de correspondant au Cambodge. Patrick Ruel, qui signera Patrick Sabatier, écrit depuis Paris. Fondé deux ans plus tôt par les maoïstes de la Gauche prolétarienne,
Libération est alors un quotidien militant.
Dans la France pompidolienne et l’Europe divisée de l’après-1968, il combat la «réaction», défend l’anti-impérialisme et l’antifascisme, soutient les mouvements de libération et les luttes sociales.
Dans le cas du Cambodge, l’affaire se complique fin 1975, début 1976. Les premiers témoignages de rescapés de la terreur khmère rouge parviennent en Occident. Le père François Ponchaud, dans des articles du Monde, puis bientôt dans son livre coup de poing, Cambodge, année zéro, lance l’alarme sur le «travail forcé, les massacres, les déportations» de masse dont il a connaissance. Lui parle khmer.
Dans la presse de gauche et des milieux intellectuels, ces informations sont niées et méprisées. Malgré les évidences et les témoignages en nombre, Libération parle de «calomnies», évoque en avril 1976 le «caractère par trop grand guignolesque de certains récits de réfugiés». Met en doute l’ampleur des bilans déjà colossaux. Parle «d’intox» et «désinformation». Et ouvre ses colonnes à des propos révisionnistes.
Il faut attendre le 7 mars 1977 pour que le journal entame un chemin vers la reconnaissance des massacres. Patrick Ruel s’amende sur les exactions des hommes de Pol Pot, salue le travail de Ponchaud. Mais la réelle rupture date du 13 février 1985. A l’occasion de la sortie en salle de la Déchirure de Roland Joffé, Patrick Sabatier signe un commentaire pour faire part de sa propre déchirure.
«A trop avoir voulu» avoir raison «de cette guerre, on s’est laissé aveugler, on n’a rien vu, rien compris ou presque», écrit le journaliste. Il fustige sa propre «stupidité suffisante» en parcourant ses écrits de 1975, revient sur un «aveuglement qui a ses raisons, mais n’a pas d’excuses». Et abandonne ses certitudes idéologiques.
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