« Une magistrature majoritairement de gauche, c’est un fantasme total »
"On sait que le juge n’est pas seulement une robe, mais
c’est quand même l’université d’Assas – connu pour être un bastion de l’extrême droite, N.D.L.R. – qui est l’un des plus importants lieux de formation des magistrats. On ne peut pas dire que la magistrature soit majoritairement de gauche. Il faut remettre les choses à leur place. C’est un fantasme total."
Comment vous analysez les attaques frontales de ces derniers mois visant le Syndicat de la magistrature (SM) ?
"C’est un grand classique qui revient régulièrement et fait partie de ces symboles très politiques qui permettent de marquer un discours. Le SM est un syndicat qui questionne le droit et plus largement la justice sur les questions d’immigration, le rôle de la peine, les politiques carcérales, etc. Ces positions créent naturellement des tensions avec les politiques conservateurs qui développent une facilité à agiter ce chiffon rouge. J
’ai relu tous les débats parlementaires autour de la justice et systématiquement depuis les années 80, les députés de droite attaquent le syndicat de la magistrature. L’attaquer est même devenu un marqueur à droite, alors qu’il est largement minoritaire en réalité. Aux élections professionnelles, ils représentent environ 30 %. À Paris, il est très minoritaire. Pour réussir à avoir une position de domination dans le milieu judiciaire – par exemple en devenant premier président de tribunal – il vaut mieux être à l’Union Syndicale des Magistrats (USM) qu’au SM. Je trouve qu’on prête beaucoup au SM par rapport à la réalité de son pouvoir.
Le mythe du juge rouge est-il « surjoué » ?
"C’est une évidence. Le SM est composé de beaucoup de jeunes magistrats notamment issus des juridictions de province. Le sociologue Pierre Kahn a très bien démontré que l’émergence de cette thématique des « juges rouges » dans les années 70 est directement liée à la démocratisation, à la féminisation et l’ouverture à des milieux plus modestes de la magistrature qui a créé une ‘dénotabilisation’ du corps.
Mais contrairement à la période des années 70, la justice subversive ne me paraît plus à l’ordre du jour. À l’époque, ils voulaient inverser les formes de domination par leurs décisions. Aujourd’hui, ils essayent d’intervenir sur des débats de société mais dans leur quotidien de juge du siège, ils rendent des décisions à la chaîne, comme les autres. Il n’y a pas de différence entre les jugements des magistrats du Syndicat de la magistrature et les autres. De mon point de vue, le rôle central du SM reste la défense des conditions de travail des magistrats, devenue absolument délétère. L’action réellement remarquable du SM ces derniers mois, c’est la pétition des 3 000, devenus 6 000 (1). D’ailleurs, au sein de la magistrature et même du ministère de la Justice, quand on parle du SM on parle surtout de cette pétition.
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Pourquoi les magistrats sont si mal compris et si mal connus du grand public ?
"C’est un phénomène très impressionnant. Même dans notre laboratoire de recherches, quand on a fait des séminaires sur la justice,
on constate – y compris chez des universitaires –, une méconnaissance totale de la magistrature. Certes, ils ne sont pas nombreux (9 000). Par ailleurs, si on n’a pas rencontré de problèmes et qu’on ne s’est pas confronté à la justice, on ne la connaît pas.
Mais le milieu de la justice est très fermé. Il y a toute une codification, une mise en scène, une ritualisation qui produit de la mise à distance. Ça crée un tel écart que ce milieu reste mal connu, qu’il fait peur parce qu’on ne le comprend pas. À mon sens, c’est la distance propre à l’État. La violence symbolique de l’État qui s’impose à travers ses rites d’institutions et crée de la distance entre le savant et le profane.
Certains magistrats ont totalement conscience de ces mécaniques et essayent, par exemple, de ne pas mettre leur robe quand ils le peuvent afin de limiter cette mise à distance. Ils essayent aussi d’être plus pédagogues."
Cette distance qui crée donc de la défiance et de la peur, participe à ce phénomène de suspicion ?
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Oui. D’autant que les juges ont le pouvoir de nous enfermer ou de nous condamner à payer des sommes importantes. Ce sont des décisions en droit mais qu’on ne comprend pas toujours. Le droit est une matière très difficile d’accès. Cette distance autorise ainsi tous les fantasmes et les instrumentalisations quand on veut trouver des ennemis faciles."
C’est inextricable pour les juges, car répondre aux attaques en tant que corps, c’est donner plus de matière aux fantasmes…
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Tout à fait. Il faudrait une beaucoup plus grande pédagogie du droit. La Cour de cassation essaye, en simplifiant ses jugements, en tentant d’avoir une langue « naturelle » qui ne soit plus si juridique afin de permettre une meilleure compréhension. Mais les espaces de pédagogie du droit disparaissent progressivement et les gens se retrouvent démunis face aux décisions qu’ils ne comprennent pas. Dans le droit du travail, il y a encore les organisations syndicales qui permettent cette pédagogie. Mais en droit de la famille, il n’y en a plus beaucoup et les avocats coûtent cher. L’état de l’accessibilité au droit aujourd’hui ne nous permet pas de mieux comprendre la justice. Ça ne va pas s’améliorer avec l’accélération des processus judiciaire. L’exigence de rapidité a pour conséquence une réduction du temps pour faire cette pédagogie nécessaire. Résultat : le citoyen s’en éloigne d’autant plus."
Source : « Une magistrature majoritairement de gauche, c’est un fantasme total » :
https://www.politis.fr/articles/2023/10 ... sme-total/