L’indépendance du « Monde », un privilège et une responsabilité
Un projet d’accord garantit l’indépendance à long terme de la rédaction. L’éditorial de Jérôme Fenoglio, directeur du « Monde ».
LE MONDE | 27.01.2017
Le groupe Le Monde vient d’ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire de
son indépendance éditoriale. Les droits protégeant ses rédactions, adossés depuis des années à une minorité de blocage, ne dépendront plus désormais de la part du capital détenue par le Pôle d’indépendance (regroupant sociétés de journalistes, de personnels, de lecteurs et de fondateurs). Selon le projet d’accord avec les actionnaires majoritaires (Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse) voté par le Pôle le 12 janvier, ces protections seront désormais inscrites dans les statuts même de notre entreprise. Inaliénables, accrus sur certains points, ces droits ne seront plus limités dans le temps.
Ce mouvement renforce la place singulière qu’occupe Le Monde dans l’histoire de la presse française, et dans le paysage actuel des médias. La déconnexion des droits politiques et moraux des journalistes de l’évolution du capital clarifie la répartition des pouvoirs entre les deux parties. Garants de la bonne gestion du groupe, les actionnaires majoritaires, rassemblés dans la structure Le Monde libre, lui apportent, depuis 2010, les moyens de son développement. Loin des logiques de prédation ou de démantèlement que l’on a pu voir à l’œuvre dans d’autres médias, les différents titres du groupe ont pu accomplir leur révolution numérique. A rebours de la tentation de l’information low cost et des saignées dans les effectifs, la rédaction du Monde n’a perdu ni son âme ni sa substance. Elle s’est étoffée pour investir de nouveaux champs de l’actualité, pour explorer de nouvelles manières de s’adresser à ses lecteurs, en restant fidèle à son histoire, à son identité et à sa tradition d’excellence. L’information n’y a jamais été considérée comme un produit ou une simple source de profit.
Les journalistes conservent la pleine maîtrise de leurs écrits et de leur image, cette indépendance, dont le directeur est le garant, incluant notamment le recrutement des nouveaux membres de la rédaction.
Depuis 2010, cette séparation entre capital et rédaction n’a souffert aucune exception. De fait, très peu de médias, dans le monde, disposent d’une liberté aussi complète que la nôtre. Très peu de journalistes sont défendus par une tradition et des mécanismes de protection aussi fermes que les nôtres. Très peu de journaux et de sites ont produit, ces dernières années, autant d’enquêtes et d’informations inédites bousculant pouvoirs politiques et économiques, en France et à l’étranger.
Les événements des derniers mois l’ont démontré à l’envi : cette tradition d’un journalisme de grande qualité n’a jamais été aussi nécessaire.
Dans le paysage de l’information mondiale, cette situation représente à la fois un privilège et une responsabilité. Le plus grand danger serait de la considérer comme définitivement acquise. En matière d’indépendance de la presse, notion éminemment instable, il n’existe pas de risque zéro. Aucune structure économique, aucun système de protection, aucune charte ne peut garantir une résistance totale à toute forme d’intervention, de jeu d’influence, de pression, si les principes ne sont pas soutenus par une vertu, individuelle et collective : le courage.
Collectivement, les rédactions ressemblent à des corps vivants, dotés d’une mémoire et de réflexes communs. En perdant le contrôle économique de son entreprise, à la fin des années 2000, la rédaction du Monde n’a renoncé ni à cette culture d’indépendance, forgée par soixante-dix années d’une histoire mouvementée, ni à cette capacité de se mobiliser pour défendre ses prérogatives. Elle a manifesté, depuis, l’une et l’autre à de multiples reprises. S’il est entretenu, avec le soutien vigilant de nos lecteurs, cet héritage peut s’inscrire encore longtemps, au Monde, dans le prolongement moral et intellectuel de l’idéal d’une information sans entraves, formé, au lendemain de la guerre, par son fondateur, Hubert Beuve-Méry.
Les événements des derniers mois l’ont démontré à l’envi : cette tradition d’un journalisme de grande qualité n’a jamais été aussi nécessaire. Aux peurs, aux rumeurs, aux mensonges, à la propagande, à la raison d’Etat, au « storytelling », elle oppose une pratique professionnelle, un savoir-faire indispensable pour permettre au public d’accéder rapidement à des informations impartiales, fiables, approfondies et mises en perspective.
A ce corpus de règles, Le Monde a ajouté
une charte de déontologie, discutée régulièrement au sein d’un comité d’éthique. Nombre d’usages anciens, comme la tenue régulière de comités de rédaction, organisés par sa Société des rédacteurs, ont retrouvé une nouvelle vigueur.
L’investigation, une priorité
De la même manière, des pratiques journalistiques essentielles à notre époque ont été relancées. L’investigation est une priorité, qui nous a permis de révéler nombre d’affaires et de scandales, avec comme point d’orgue les publications des SwissLeaks ou des Panama Papers dans le cadre d’une collaboration avec des médias du monde entier. Cette capacité d’enquête, qui se diffuse dans toute la rédaction, sera encore renforcée, dans les mois qui viennent, dans le domaine économique. Sans cette volonté de dévoiler petits et grands dévoiements de nos sociétés, le journalisme manque à l’une de ses contributions majeures au bon fonctionnement de la démocratie.
L’indépendance, c’est aussi, dans une époque et une société clivées, où l’on ne s’exprime plus que d’un seul point de vue ou d’un seul camp, l’ambition de demeurer le lieu du débat, en nous gardant de l’esprit de système et de toute connivence. En cette année électorale, c’est encore de maintenir nos distances avec candidats ou partis, sans pour autant renoncer à nos valeurs. Ou enfin d’opposer à l’énervement généralisé, à l’extension du culte du moi, au spectacle de la violence, au relâchement de l’expression, le calme et l’humilité d’une démarche qui s’efforce de saisir la complexité des choses, d’expliquer sans caricaturer, de reconnaître ses erreurs.
Fort de ces principes, notre groupe s’est placé en première ligne dans les batailles qui se sont ouvertes : celle des faits contre les manipulations, celle de la raison contre les délires fanatiques, celle du débat démocratique contre le choc stérile des opinions. Dans ces combats, le journalisme fait souvent figure de premier ennemi à abattre, pour lui substituer une société verrouillée, sans contradiction ni contre-pouvoir. Face à ces attaques, de plus en plus virulentes, nous ne nous déroberons pas. Nous maintiendrons, avec fierté, mais sans arrogance, notre ambition de constituer un point de repère dans un monde déboussolé, confortée chaque jour par le plus précieux des soutiens : la confiance de nos lecteurs.
Un modèle économique équilibré
L’indépendance éditoriale du Monde repose sur un modèle économique équilibré fondé sur plusieurs canaux de ressources, ce qui permet de n’être dépendant d’aucun d’entre eux. Il y a d’abord nos lecteurs, qu’ils soient acheteurs du journal papier au numéro ou abonnés à nos éditions papier ou numérique. Il y a ensuite la publicité, dans le quotidien et notre magazine, et sur le numérique. Depuis quelques années, ces recettes sont complétées par l’essor de nos activités hors média (partenariats, conférences en France et à l’étranger, Le Monde festival).
Le Monde, comme les autres médias français, s’appuie également sur une série d’aides de l’Etat, certaines très anciennes puisqu’elles remontent à la création du journal, dans l’immédiat après-guerre. Ces aides n’entravent en rien notre indépendance éditoriale : elles ont été conçues pour qu’un secteur d’activité très fragile, et indispensable au fonctionnement de nos démocraties, puisse fonctionner sans être trop fortement soumis à un certain nombre d’aléas économiques.
Ces aides peuvent être indirectes : il s’agit pour l’essentiel de tarifs postaux dérogatoires et d’un certain nombre d’exonérations fiscales, dont le taux de TVA réduit à 2,1 %. Elles peuvent être également directes sous la forme d’une aide à l’export, au portage ou au financement de projets de développement, essentiellement numériques. Pour Le Monde, en 2016, le montant de ces aides publiques directes était de 2,6 millions d’euros.
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