«On ne peut pas avoir fait tout ça pour rien» : la dernière interview de Vanessa Langard, gilet jaune blessée
Par Pauline Landais-Barrau -
Mis à jour le 24/05/2019 à 09:53 Publié le 22/05/2019 à 20:00
Touchée par un tir de LBD 40 au niveau de l'orbite gauche lors de l'Acte V des gilets jaunes, Vanessa Langard fait partie des plusieurs milliers de manifestants blessés depuis le début du mouvement.
Dans un documentaire consacré aux violences policières, réalisé par Street Press et mis en ligne ce mardi 21 mai, elle revient sur cette journée qui a fait basculer sa vie et confie ses difficultés à aller de l'avant. Pour Cnews, elle accepte une dernière interview avant, confie-t-elle, «de se reposer un peu».
Qu'est-ce qui vous a poussé à participer à l'acte V des gilets jaunes ?
J'ai 34 ans, je suis auxiliaire de vie depuis que j'ai décidé de m'occuper de ma grand-mère. Ce n'est pas mon métier d'origine, puisque je suis vitrailliste, mais quand ma grand-mère a eu des soucis de santé, et vu le peu de prise en charge, j'ai décidé de devenir son auxilaire de vie. J'ai arrêté ma vie professionnelle pour m'occuper d'elle.
Je soutiens les gilets jaunes depuis le début. Un mouvement dans lequel je me suis tout de suite reconnue, parce que, depuis des années, je ressens qu'on nous ponctionne, qu'on nous donne moins de droits. Je ne suis pas quelqu'un qui a besoin de toujours plus, mais je pense qu'il faut que l'on puisse vivre correctement.
Je ne me reconnais plus dans cette France, donc je me suis dit qu'il fallait dire «stop, ça suffit». Etant élevée par une famille de militaires, on m'a inculqué autre chose de la France, on m'a inculqué l'image d'un beau pays dont il faut être fier. Et ces derniers temps, on n'est pas trop fier.
Voilà pourquoi j'ai décidé de manifester. C'était la première fois que je manifestais auprès des gilets jaunes, que je soutiens depuis le début. Je n'avais pas eu l'occasion de le faire avant, mais lorsque l'occasion s'est présentée, j'ai foncé. C'est ma liberté d'expression.
Que s'est-il passé ensuite et comment avez-vous été blessée ?
J'étais avec ma meilleure amie, sa soeur et son compagnon. On arrivait tranquillement sur les Champs-Elysées, et d'ailleurs on s'était dit que si on voyait des violences, on faisait tout de suite demi-tour.
Ce jour-là, on manifeste pacifiquement, dans un bon état d'esprit. D'ailleurs, tout le monde est dans un bon état esprit. Contrairement à ce qu'on a pu voir à la télévision, il n'y avait pas de foule haineuse qui criait «Macron démission». La manifestation venait de commencer, depuis une vingtaine de minutes seulement.
Il ne passait vraiment rien. Il y avait juste devant une grande barre de CRS. On s'est pris la main, on a fait demi-tour, on a marché deux minutes et là, j'ai reçu l'impact de flashball. Il a été lancé par une brigade de la BAC, qui est arrivée par la gauche et qui a tiré en direct, alors qu'il ne se passait strictement rien.
Nous étions trois femmes et un homme à se donner la main, nous n'étions pas vraiment une menace.
Quelle a été votre prise en charge médicale ?
J'ai été prise en charge à l'hôpital Beaujon, à Clichy (92) où j'ai subi une première intervention pour contenir une importante hémorragie cérébrale et un traumatisme crânien. Mon cerveau a été très abîmé, c'est la raison pour laquelle j'ai aujourd'hui des problèmes de mémoire, des troubles de la pensée cognitive. Trois jours après, j'ai subi une autre opération qui a notamment servi à poser une plaque en métal censée remplacer une partie de la boîte crânienne. Je reviens de très loin.
Quand je suis sortie de l'hôpital, j'ai été en arrêt maladie pendant un mois. Et depuis, je suis en rééducation à l'hôpital de Garches (92) où je suis toujours suivie par un orthophoniste, un neuro-psychologue, un kinésithérapeute... J'ai dû trouver moi-même une grande partie de ces médecins, et ce sont eux, ensuite, qui m'ont aidé à trouver d'autres médecins pour m'accompagner.
Je n'ai pas eu un appel de la police, ni de l'Etat. Il n'y a eu aucun suivi psychologique mis à notre disposition. Pourtant, tous les blessés n'ont pas forcément les moyens de se soigner, surtout quand vous voyez qu'une séance chez le psychologue ou le psychiatre coûte entre 50 et 60 euros par séance. Les premiers mois, j'étais tellement anéantie, souffrant d'un choc post-traumatique, j'avais deux séances par semaine. On n'a obtenu l'aide de personne, comme il y en a eu par exemple après les attentats.
Je suis désormais arrêtée pour au moins un an. Je dois faire de la rééducation pour le cerveau, et me refaire opérer dans neuf mois, pour améliorer ce qui peut l'être et essayer d'effacer la cicatrice au laser. Tout mon visage est en reconstruction. Heureusement, des médecins se sont proposés de nous aider, comme une sophrologue. Et pour cette dernière opération, c'est le chirurgien lui-même qui s'est proposé de m'opérer.
Près de six mois après, comment vous sentez-vous ?
C'est comme si j'avais perdu mon identité. Ca va faire six mois le 15 juin, et je n'ai toujours pas retrouvé cette identité. J'essaie de la reconstruire. Je vais un peu mieux, mais à 34 ans, je n'ai pas envie de créer une nouvelle Vanessa. Il y a des moments où je voudrais récupérer ma vie d'avant. Celle où je pouvais tout faire.
Malheureusement, comme ce n'est pas possible, il faut se reconstruire. Physiquement, il faut que je me réinvente. Je ne peux plus me maquiller, je ne me regarde plus dans le miroir, et quand je sors de la douche, je tourne le dos. Par petites étapes, il faut que je réapprenne à être une femme.
Mais aujourd'hui, je ne vais pas vous mentir, je ne me reconnais pas encore.
Pourquoi avoir témoigné dans le documentaire de Street Press ?
Je fais partie des premiers blessés, j'ai donc témoigné au tout début. Ce que je voyais à la télévision, ce que j'entendais, c'était honteux... de dire qu'on était des casseurs, des moins que rien, des fainéants : ce n'était pas ma réalité. Donc j'ai eu envie de dénoncer ce qu'il se passait.
J'ai par exemple entendu que les gens qui se faisaient «flasher» étaient des casseurs ou des gens qui avaient jeté des pavés. J'ai aussi voulu montrer que non, que moi, individu lambda, qui n'avait rien jeté, ni insulté aucun policier, je me suis fait tirer dessus au visage. J'ai voulu montrer que cela pouvait arriver à tout le monde, y compris à une femme, à votre voisine, à votre soeur, à votre tante.
J'ai souhaité ouvrir les yeux des gens, leur dire que ce n'était pas un mensonge, qu'il y avait vraiment des blessés, surtout lorsque que Christophe Castaner (ministre de l'Intérieur, NDLR) a dit qu'il n'avait pas vu de «violences policières». Lui n'a peut-être rien vu, mais des milliers de personnes ont assisté à ces scènes.
Là, on tire sur le peuple. Ca a malheureusement pris des proportions énormes et je ne veux pas que d'autres subissent ce que j'ai subi. Voilà pourquoi j'accepte de parler, pour qu'il n'y ait aucune autre Vanessa, aucun autre Antoine avec la main arrachée. Pour que tout cela s'arrête.
Vous avez porté plainte, où en-est l'enquête aujourd'hui ?
J'ai eu l'IGPN au téléphone, qui est très investie dans cette enquête. Les témoins et les personnes avec qui je suis en contact ne comprennent pas ce tir. Je n'étais même pas au mauvais endroit, au mauvais moment, puisqu'il ne se passait rien. Le problème aujourd'hui est d'obtenir la vérité des policiers.
L'enquête doit être bientôt terminée. On devait encore faire un point sur ma santé, en vue d'une rencontre avec le magistrat. J'attends que l'on me recontacte. Attendre, c'est tout ce qu'il me reste à faire.
Etes-vous résignée pour le futur ou attendez-vous des changements ?
Un peu des deux. Je ne crois pas à la politique qui est menée actuellement. A titre personnel, ça fait 5 mois que je dois me débrouiller toute seule, que je dois trouver moi-même les médecins qui me soignent. Je ne vois que des mensonges et des manipulations, il nous traite comme des pantins.
Si je suis devenue gilet jaune, c'est aussi pour que tout ça avance, qu'on puisse avoir notre mot à dire, nous, les citoyens qui votons. Et j'espère du plus profond de mon coeur que cela va changer. Je doute par moment, en me disant que non, qu'un jour ils iront jusqu'à nous tirer dessus à balles réelles, jusqu'à tuer des gens.
Mais j'ai envie de croire à la solidarité, en l'espoir qui naît dans l'esprit des gens, qui commencent à comprendre qu'on s'est fait manipuler, qu'on a notre mot à dire. On ne peut avoir fait tout ça pour rien, alors j'espère que tout ça va porter ses fruits et apporter du changement.