Non sans dérision, il se présente comme un « poutinolâtre modéré ». Son pseudonyme Twitter, « Troll Russe », n’est guère ironique : il a publié plus de 11 000 tweets depuis son apparition fin février, récitant les mantras du Kremlin : l’Ukraine bombarderait son propre peuple, l’OTAN menacerait la Russie, les Ukrainiens seraient des nazis, etc. Son premier post, « Le Z », référence à la lettre par laquelle se reconnaissent des unités russes en Ukraine, ressemble presque à une signature : s’il est au service d’un pays, c’est celui des tsars.
Comme lui, des centaines de comptes en français se sont engagés depuis le début de la guerre en Ukraine dans le relais de la doxa du Kremlin. S’il est dur de prouver qu’ils sont pilotés par la Russie, ils en reprennent fidèlement les arguments. Et piochent allègrement dans les visuels et vidéos de propagande des groupes russophiles du réseau Telegram, cœur névralgique de la communication russe, pour mieux les diffuser. De TikTok à Facebook en passant par LinkedIn et YouTube, aucune plate-forme n’est épargnée.
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Certains s’apparentent à des petits soldats anonymes de la désinformation. Ces profils souvent polyglottes ont une audience confidentielle, mais ils se multiplient rapidement, et disséminent des graines de désinformation sous chaque contenu viral sur l’Ukraine. Au fil de l’eau, leurs publications racontent une autre vision du conflit : l’armée russe serait lancée dans une opération de libération contre un gouvernement fasciste, les mesures occidentales seraient une déclaration de guerre, un génocide aurait lieu dans le Donbass…
Apparu fin février, mais hyperactif depuis, le compte « Alexandre Nevsky », référence à un héros national russe, assume de mener « une guerre de l’information ». Il s’agit pour lui et ses partenaires de rappeler que l’Ukraine, « un pays mafieux, corrompu, désorganisé », est à la solde des « ukro-nazis ».
« Instiller en permanence le doute »
L’idée est martelée sous toutes les formes, de drapeaux ukrainiens redécorés avec une croix gammée à des vidéos « spontanées » de soldats russes tombant sur un drapeau nazi dans le salon d’une maison ukrainienne. Eux diraient la vérité. Ces comptes poutinophiles appuient sur les exemples de désinformation pro-Kiev, comme la rumeur selon laquelle le mémorial juif de Babi Yar aurait été détruit, ce qui s’est avéré erroné. Ils recourent aussi à des sites de vérification lancés par Moscou pour l’occasion, comme War on Fakes.
Les « petits télégraphistes » du Kremlin jettent un voile de suspicion sur tous les documents susceptibles d’embarrasser Moscou. « La trame narrative est très similaire à celle du conflit en Syrie : la désinformation russe œuvre à instiller en permanence le doute sur ce qui se passe vraiment, en utilisant des postulats conspirationnistes », détaille Marie Peltier, autrice d’Obsession : dans les coulisses du récit complotiste (Inculte, 2018). Tout est bon pour faire passer des photos de guerre pour des mises en scène, d’un appareil de chantier ajouté à l’ordinateur en passant par une archive Instagram présentant comme une actrice une femme enceinte en état de choc. L’un des comptes pro-Russie, « Stern », 3 000 abonnés, va jusqu’à présenter les scènes de dévastation à Marioupol comme un film, avec son « script ».
« Les astuces logiques, l’inversion de la cause et la conséquence, la manipulation des intentions, tout cela ça a été théorisé par l’armée russe pour tromper et même reformater l’adversaire », convient Dimitri Minic, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI) et spécialiste de la pensée stratégique russe. Mais ce n’est pas systématique. Derrière ces faux « farfelus et grossiers », il invite à voir aussi « une transparence dans leurs inquiétudes », fussent-elles déconnectées de la réalité : les élites russes se distinguent par leur propre porosité aux théories du complot, souligne le chercheur.
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Si certains de ces comptes de propagande sont apparus avec le début du conflit, d’autres existaient depuis des mois voire des années. Ils relayaient diverses informations, souvent pro- « gilets jaunes » et antivax, ce qui leur a permis de se constituer une audience auprès des antisystème de France. Ainsi du mystérieux Stern, qui jusqu’à peu inondait Twitter de prétendues morts des vaccins anti-Covid-19. Depuis, il partage telles quelles les interventions des officiels russes. La bascule est parfois acrobatique. Comme quand « Natacha Olynkova », un autre compte suspect, s’indigne que les Ukrainiens puissent fuir leur pays en train sans montrer de passe vaccinal.
« Je ne suis pas pro-Kremlin, je suis provérité »
Le terreau conspirationniste français s’avère souvent réceptif à ces récits alternatifs. Ainsi, à peine la crise en Ukraine installée, le chef d’entreprise et influenceur conspirationniste Silvano Trotta, 150 000 abonnés sur Telegram, délaisse la « plandémie » et le « nouvel ordre mondial » pour défendre le discours du Kremlin. « Je rappelle à tous que les Russes n’attaquent pas les civils ukrainiens, uniquement les installations militaires », affirme-t-il doctement. « Je ne suis pas pro-Kremlin, je suis provérité », explique-t-il au Monde.
La propagande russe s’acharne aussi à présenter Vladimir Poutine comme un président visionnaire et imperturbable, qui « sauve le monde », comme l’affirme « RtonioSrt » sur TikTok. Un discours qui, là aussi, porte. D’après les réponses à un questionnaire lancé par Silvano Trotta sur sa chaîne, 96 % de ses abonnés déclarent avoir plus peur d’Emmanuel Macron que de Vladimir Poutine. En regard, le président ukrainien Volodymyr Zelensky est systématiquement moqué. Il « joue du piano avec sa bite », s’insurge l’ancien journaliste et chef de file complotiste Richard Boutry, référence à un sketch de l’ancien humoriste.
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Si les contenus issus de trolls russes alimentent la complosphère en ragots, l’inverse est vrai aussi. C’est ainsi dans les milieux QAnon et pro-Raoult qu’ont d’abord circulé en février les rumeurs de laboratoires de savants américains diaboliques en Ukraine, avant d’être repérés par Moscou, qui s’est empressé de les reprendre. « Bien sûr la guerre fait des victimes, mais beaucoup moins que les expériences vaccinales des Mengele d’Occident ! », s’offusquera Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, dans une déclaration relayée par les « télégraphistes » de Moscou.
Même des personnalités politiques se font le relais de ces éléments de propagande. A l’instar de l’ancien sénateur centriste de Paris Yves Pozzo di Borgo, russophile de longue date, qui multiplie les partages de contenus issus de sources prorusses parfois fort douteuses. « Si je réagis sur Twitter c’est parce que j’ai été énervé par le narratif des médias mainstream, souvent au détriment de la réalité que j’avais perçue », explique l’ancien élu au Monde, nous renvoyant à une longue interview en vidéo, publiée sur… FranceSoir, média de référence de la mouvance antivaccin. De ce point de vue, l’interdiction d’émission de RT et Sputnik, principaux organes de diffusion de la voix du Kremlin en France, n’a eu qu’un effet modéré. « On a réagi trop tard, regrette Marie Peltier. Ce type de discours est déjà implanté bien au-delà des médias pro-Kremlin. Le ver est déjà dans le fruit. »
Depuis la suspension des deux médias russes en France, les comptes diplomatiques de Moscou ont eux-mêmes pris le relais. Ainsi, l’ambassade de Russie en France n’hésite plus à répondre directement sur Twitter aux personnes qui mettent en cause l’agression russe, ou à retweeter des comptes antisystème, comme FranceSoir. Le 24 mars, elle va jusqu’à publier une caricature montrant un homme allongé, symbolisant l’Europe, perclus de seringues prodiguées par l’Oncle Sam, étiquetées « Covid-19 », « néonazisme », ou encore « sanctions ». La publication, jugée « inacceptable » par le Quai d’Orsay, qui a convoqué l’ambassadeur, a depuis été supprimée.