Pablo Neruda
Chant général
XVIII
Tupac Amaru *(1781)
Condorcanki Tupac Amaru,
sage seigneur, père impartial,
tu vis le printemps désolé
gravir jusqu'à Tungasuca
les gradins de la Cordillère,
il apportait sel et malheur,
l'iniquité et le tourment.
Seigneur Inca, père cacique,
tout était gardé dans tes yeux
comme en un coffre calciné
par l'amour et par la tristesse.
L'Indien tourna vers toi son dos ;
de fraiches morsures y brillaient
dans les anciennes cicatrices
de châtiments presque oubliés,
un dos, des dos, des dos, tu vis
toute l'altitude secouée
par les cascades du sanglot.
Un sanglot succédait à l'autre.
Alors tu préparas la marche
des peuples couleur de la terre,
ta coupe recueillit les larmes
et tu fis plus durs les sentiers.
Surgit le père des montagnes,
la poudre dressa des chemins,
et vers les peuples humiliés
vint le père de la bataille.
On étendit la couverture,
on la jeta dans la poussière,
les vieux couteaux se rassemblèrent
et la conque, buccin des mers,
convoqua les liens dispersés.
Contre la pierre sanguinaire,
contre l'inertie sans fortune,
contre le métal de la chaîne.
Mais ils divisèrent ton peuple
envoyant frère contre frère
jusqu'au moment où s'écroulèrent
les pierres de ta forteresse.
On attacha tes membres las
à quatre chevaux pleins de rage
et ainsi fut écartelée
la clarté de l'aube implacable.
Soleil vaincu, Tupac
Amaru, de ta gloire déchirée
et tel le soleil sur la mer
monte une clarté disparue.
Les peuples profonds de l'argile,
les métiers qui ne tissent plus,
les humides maisons de sable
disent en silence: "Tupac",
et Tupac est une semence,
disent en silence : "Tupac",
et Tupac vit dans le sillon
disent en silence : "Tupac",
et Tupac germe dans la terre.