Pascal Piedbois-Lévy - Le Nouvel ObservateurTUNISIE. La liberté d'expression en danger
Le procès du patron de la chaîne tunisienne Nessma, poursuivi pour "atteinte aux valeurs du sacré" après la diffusion l'an dernier du film Persepolis, qui avait entraîné des violences d'extrémistes islamistes, a brièvement repris lundi à Tunis dans une ambiance électrique.
Lundi 23 janvier à Tunis, se tenait le procès de la chaîne de télévision Nessma TV, accusée de "d'atteinte aux valeurs du sacré, "atteinte aux bonnes mœurs" et "trouble à l'ordre public" pour avoir diffusé le film français "Persepolis". Un événement symbolique de l'après-révolution. Le film, dont une scène représente Allah – ce qui est généralement considéré comme interdit par l'islam – avait provoqué un tollé dans le pays, à quelques semaines des élections pour l'Assemblée constituante ayant porté au pouvoir les islamistes du parti Ennahda.
Alors que plusieurs journalistes avaient fait le déplacement ce lundi pour soutenir Nabil Karoui, le directeur de la chaîne appelé à comparaitre, certains ont été pris à parti par des islamistes extrémistes, venus massivement manifester leur haine de la chaîne et des laïcs.
Zied Krichen, rédacteur en chef du journal "Al Maghreb" et Hamadi Redissi, journaliste et professeur de sciences politiques, ont notamment été l'objet d'insultes et frappés à plusieurs reprises avant d'être mis en sécurité par la police dans un commissariat.
Le procès a très rapidement été une nouvelle fois reporté, à la demande de l'accusation.
Mauvais temps pour la presse tunisienne
Ces troubles ont lieu dans un contexte déjà très difficile pour la presse du pays. Le 4 janvier, alors qu'elles couvraient une manifestation d'enseignants universitaires, Sana Fahrat et Maha Ouelhezi, toutes deux journalistes ont été agressées par des forces de l'ordre en civil selon l'ONG Reporters Sans Frontières.
Le 7 janvier, le premier ministre Tunisien Hamadi Jebali a quant à lui créé la surprise en annonçant qu'il avait procédé, seul et sans consultation extérieure, ni appels à candidature, à une série de nominations à la tête de plusieurs journaux et chaînes de télévisions publiques, prétextant la "vacance" de plusieurs postes clés à laquelle il fallait remédier.
Il a de ce fait contourné le principe qui avait été instauré en novembre 2011 et selon lequel une autorité indépendante devait se charger de proposer des candidatures au Premier ministre.
Selon Reporters Sans Frontières, “jamais au temps de Ben Ali, les autorités ne sont ouvertement intervenues dans les nominations des rédacteurs en chef et directeurs de l’information". L'ONG ajoute, dans un rapport publié mardi 10 janvier sur son site internet, que "les liens avec l’ancien régime de Ben Ali des personnes choisies à des postes clés, ne favorisent pas la rupture avec l’ancien système médiatique inféodé au pouvoir politique et jette le doute sur une volonté de main mise de ces médias par les dirigeants actuels”.
Le 9 janvier 2012, à l'appel du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), principal syndicat de la profession dans le pays, 300 journalistes s'étaient rassemblés devant la Kasbah, siège du gouvernement tunisien pour protester contre ces nominations et les violences que subissent les journalistes
Inquiétudes dans les universités
D'après Human Rights Watch, des intimidations et des violences perpétrées par les extrémistes ont également fortement touché les universités depuis janvier. Ils ont créé des troubles les jours d'examens, dissuadant certains étudiants de s'y présenter.
Mardi 24 janvier, la police a ainsi dû faire évacuer une faculté de lettres de La Manouba, dans la banlieue nord de Tunis, occupée par des salafistes qui protestaient contre l'interdiction faite aux jeunes filles d'étudier entièrement voilées dans les universités tunisiennes.
Les regards braqués vers le gouvernement
En Tunisie, les yeux sont donc désormais tournés vers le gouvernement. Le comportement des forces de police, qui ne sont pas intervenues pour empêcher l'agression des journalistes au procès de Nessma TV inquiète.
Pourtant, Ennahda a rappelé, fait rare, dans un communiqué son attachement à la liberté d'expression et critiqué les poursuites contre la chaîne de télévision, ce lundi 23 janvier.
Le lendemain, le Premier ministre a également assuré sa détermination "à faire appliquer la loi" et a dénoncé les agressions contre des journalistes survenues lors de la manifestation anti-Nessma du 23 janvier.
Le parti affiche ainsi sa distance vis-à-vis des extrémistes, et cherche à montrer son attachement aux acquis de la société tunisienne. Mais longtemps accusé de mener un double-discours, il devra se montrer ferme face aux violences physiques et aux intimidations s'il veut préserver sa crédibilité.
Source : http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20 ... anger.html