......................L'élu RN Julien Odoul a-t-il été piégé par Fatima E., comme l'a affirmé Macron dans «Valeurs actuelles»?......................
Emmanuel Macron, après l'extrême droite, sous-entend que Fatima E., la mère de famille portant le voile et prise à partie par l'élu RN Julien Odoul au conseil régional de Bourgogne, aurait prémédité la séquence, car «proche de l'islam politique». Mais sa participation à la sortie scolaire s'est décidée à la dernière minute.
Vous êtes nombreux à nous avoir interrogés sur les déclarations d’Emmanuel Macron, dans sa très remarquée interview à Valeurs actuelles, selon lesquelles Fatima E., la mère de famille portant le voile prise à partie par Julien Odoul au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, le 11 octobre, aurait piégé l’élu du Rassemblement national. Voici ce qu’on pouvait lire dans l’interview, publiée le 30 octobre : «Il s’est fait coincer ! Apparemment cette femme est plus proche des milieux de l’islam politique qu’on ne le croyait. Mais il en a fait une victime au nom de toutes les femmes voilées qui n’embêtent personne, qui veulent mettre leurs enfants à l’école de la République et qui les accompagnent à la piscine !»
Conclusion : «On a été pendant quinze jours l’otage des deux périls qu’il faut éviter : le communautarisme et le Rassemblement national, voilà pourquoi je n’ai pas voulu rentrer là-dedans.» A en croire un article de l’Opinion publié ce week-end,le président de la République, en version originale et avant réécriture, aurait même affirmé à propos de Julien Odoul : «Il s’est fait baiser».
Rhétorique d’extrême droite:
La thèse d’un happening politique n’est pas neuve. Mais elle était jusqu’alors cantonnée à l’extrême droite, qui en avait fait son principal argument de riposte après la polémique. En substance, la présence de Fatima E., voilée, dans l’hémicycle, aurait été préméditée pour générer un incident. L’événement aurait été calculé en amont, afin de servir l’agenda du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), qui a par la suite publié la réaction de la mère de famille. Sur BFM TV, Julien Odoul lui-même avait ainsi évoqué une «instrumentalisation islamiste», une «manipulation depuis le début», après que le collectif avait annoncé qu’il se chargerait de la défense de la mère de famille et avait donc publié son témoignage exclusif.
Sur quoi se fonde le chef de l’Etat pour reprendre cette thèse de l’extrême droite, et affirmer que Julien Odoul «s’est fait coincer» ? Et que sous-entend-il exactement en évoquant une proximité entre Fatima E. et «les milieux de l’islam politique» ? Pendant cinq jours, CheckNews a tenté à de multiples reprises d’obtenir une explication de texte auprès de l’Elysée, en vain.
Revenons d’abord sur l’insinuation du chef de l’Etat selon laquelle Fatima E. serait «plus proche des milieux de l’islam politique qu’on ne le croyait». L’argument a été repris à son compte par l’avocat et essayiste Gilles-William Goldnadel, qui assurait mercredi 30 octobre sur le plateau de CNews : «Renseignements pris, cette femme est proche des milieux de l’islam politique, [des milieux] radicaux.»
Interrogé par nos confrères d’Arrêt sur images, l’avocat a évoqué le lien avec le CCIF, tout en s’appuyant sur l’interview d’Emmanuel Macron dans Valeurs Actuelles : «D’abord, je me fie à ce que dit le Président à Valeurs Actuelles. Ensuite, il y a son interview au CCIF. Mais elle n’a pas seulement donné un entretien, elle a aussi confié ses intérêts judiciaires à cette organisation […]. Je pense qu’il est acquis au débat que [le CCIF] est proche des Frères musulmans».
Au cours de notre enquête, nous n’avons trouvé aucun fait permettant d’affirmer que Fatima E. se revendique, ou est proche de «l’islam politique», défini le 25 avril dernier par Emmanuel Macron comme un mouvement qui «veut faire sécession avec notre République». Ou même qu’elle aurait été en contact direct avec le CCIF (à considérer, comme certains l’affirment, que celui-ci relève de l’islam politique), avant de se retrouver propulsée au cœur de l’actualité.
L’antenne locale du collectif à Dijon, par exemple, affirme auprès de CheckNews que la mère de famille n’entretenait «pas de liens du tout avec l’organisation, d’autant plus que la région s’est élargie plus vite que nous et que madame est de Franche-Comté». Et d’ajouter : «Ce n’était ni une adhérente ni une quelconque sympathisante de l’association.» Son avocate Sana Ben Hadj Younes précisait aussi à CheckNews, au lendemain de l’annonce de la plainte de sa cliente : «Elle a appris hier seulement qu’il y avait une antenne à Dijon.»
Comment alors est-elle entrée en contact avec le CCIF ? D’après les éléments que nous avons recueillis, Fatima E. aurait été conseillée par des connaissances. Une source proche du dossier nous explique que la mère de famille «avait noué des liens assez récents avec des personnes qui se trouvaient par ailleurs être au CCIF». Auprès de CheckNews, Jawad Bachare, directeur du CCIF, résume : «On n’avait aucun lien avec elle. Nous sommes une association, comme la LDH, la Licra… quand les gens vivent une discrimination, ils viennent nous voir. Des gens, des amis à elle qui nous connaissent lui ont conseillé de venir. Elle a accepté de nous solliciter pour qu’on l’aide.»
N’ayant pas pu échanger avec Fatima E., nous sommes dans l’impossibilité de livrer sa version. La certitude, c’est que le mardi 15 octobre, Fatima E. avait déjà échangé avec le CCIF. Ce jour-là, elle reçoit chez elle la présidente de région, Marie-Guite Dufay, qui souhaite alors s’entretenir avec elle. Une représentante de la Licra à Dijon, Amel Maref, l’accompagne.
Celle-ci nous raconte leur échange : «Je me suis déplacée à son domicile et je lui ai expliqué que la Licra pouvait l’aider juridiquement. Elle nous a dit qu’elle avait déjà été en contact par téléphone avec le CCIF. Ensuite, elle était censée reprendre contact avec nous. Elle s’est assurée que j’étais bien rentrée à Dijon mais on n’a plus eu de nouvelles. L’après-midi même, son témoignage a été publié sur le site du CCIF. Elle était bouleversée et énormément sollicitée, je ne connais pas les raisons de son choix.»
Club de boxe:
Pour prouver l’existence d’un lien entre la mère de famille et «la mouvance islamiste», plusieurs sites d’extrême droite ont également fouillé du côté d’un club de boxe local, où le fils de Fatima E. est inscrit depuis 2018 et où cette dernière pratique même depuis peu. Sur les réseaux sociaux circule un mot de soutien à Fatima E. de la part de l’association de sport, ainsi qu’une photo : on y voit plusieurs sportifs – femmes et hommes – sur un ring de boxe, derrière un drapeau palestinien. Contactés, les responsables du club n’en reviennent pas d’être assimilés à cette affaire. Ils expliquent que la photo a été prise lors de la visite du président d’un club de boxe palestinienne. «Cette photo date de plus de cinq ans, j’avais fait visiter le club à un ami d’Hébron en visite en France», détaille le vice-président du club.
A propos de Fatima E., membre du conseil d’administration du club, les responsables indiquent : «Fatima est une femme comme bien d’autres qui s’investit dans les activités de ses enfants, ce qui l’a amenée à évidemment s’investir dans les activités du club. Le club est ouvert à tous sans aucune distinction et toute personne motivée à améliorer son fonctionnement est la bienvenue.» Plus généralement, le président et le vice-président du club assurent que là encore, le CCIF n’a aucun lien avec l’association sportive. «On ne veut pas avoir de liens avec des affaires politico-religieuses.
Nous faisons un travail compliqué de lien social dans les quartiers, qu’on nous laisse travailler.»
Plusieurs sites ont relevé que le vice-président du club est militant au CRI (Coordination contre le racisme et l’islamophobie), qui a depuis récemment fait parler de lui, le 3 novembre, en raison des propos très violents tenus par son fondateur, Abdelaziz Chaambi, lors d’un rassemblement contre l’islamophobie devant les locaux de la chaîne CNews. Abdelaziz Chaambi avait qualifié Eric Zemmour de «bâtard engendré par un mariage incestueux entre les politiques et les médias», ajoutant : «Ils ont fabriqué un monstre. Une bête immonde, quand elle est nourrie de nourriture avariée, elle nous chie sur la gueule.» Interrogé sur cette sortie, le vice-président du club de boxe affirme ne pas se reconnaître dans ces propos. «Je m’octroie le droit de ne pas être d’accord avec tout ce que disent les adhérents du CRI», insiste-t-il.
Un connaisseur du mouvement (lui étant extérieur) confirme à CheckNews que les antennes locales du CRI ne sont pas du tout sur la même ligne que celle du fondateur. Mais surtout, Fatima E. n’est pas, selon plusieurs sources, membre du CRI en question.
Des connaisseurs des mouvements musulmans interrogés par CheckNews pointent même un paradoxe dans les accusations dont elle est l’objet, en étant tantôt accusée de proximité avec le CCIF, tantôt avec le CRI. Car il est notoire que les deux institutions entretiennent des relations fraîches depuis des années. Pour exemple, le CRI refuse de s’associer au rassemblement contre l’islamophobie du 10 novembre prochain, notamment porté par le CCIF (et relayé par Libé). Accuser à la fois Fatima E. d’être proche de l’islam politique car défendue par le CCIF, et en même temps d’être proche du CRI n’aurait donc aucun sens (même si les dissensions sont plus atténuées au niveau local).
Une source interne au CRI, accusant le CCIF de faire un «business» de cette affaire et «d’attirer la lumière», s’étonne d’ailleurs auprès de CheckNews : «Le CCIF lutte contre l’islamophobie juridiquement. Au CRI, nous luttons politiquement. Si Fatima était proche du CRI, aurait-elle choisi le CCIF pour sa défense ?» Au moins sur ce point, il est rejoint par le directeur du CCIF, qui indique avoir contacté Fatima E. à notre demande pour l’interroger sur d’éventuels liens avec le CRI. Et souligne : «Elle n’a aucun lien, elle ne sait même pas ce que c’est.» En l’état de notre enquête, rien ne confirme une proximité, ou un lien direct, entre Fatima E. et l’islam politique.
Participation à la dernière minute:
La seconde insinuation d’Emmanuel Macron, embrayant derrière l’extrême droite, selon laquelle Fatima E. aurait piégé (ou «baisé») l’élu RN, n’apparaît pas plus fondée. D’abord parce que la formulation présidentielle est trompeuse : elle suggère que le fait d’apparaître voilée dans l’hémicycle pouvait s’apparenter à une provocation (aux fins de faire réagir l’élu RN). Or, à la fois du point de vue de la loi et du règlement intérieur du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, Fatima E. était, dans ce contexte, autorisée à porter le foulard.
En effet, une étude du Conseil d’Etat en 2013 a entériné le fait qu’une accompagnatrice scolaire bénévole, considérée comme «collaboratrice occasionnelle», n’est pas tenue au devoir de neutralité religieuse imposé aux agents de services publics. Comme CheckNews a déjà eu l’occasion de l’expliquer, la polémique est – notamment – née dans l’hémicycle parce que les services du conseil régional et la présidente de ce dernier n’étaient pas au courant du règlement au moment des faits, laissant Julien Odoul s’en prendre à Fatima E. en raison de son voile, avant de constater que le règlement donnait tort à l’élu RN.
Surtout, l’idée d’une action préméditée n’est étayée par aucun élément. Au contraire, CheckNews a pu vérifier auprès de plusieurs sources que Fatima E., déjà impliquée dans les activités extérieures de l’école de son fils (en étant voilée, et sans que cela ne pose problème) avant l’incident du conseil régional, n’était pas prévue dans l’encadrement de cette sortie.
La présidente de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) du territoire de Belfort, qui est au contact de l’équipe enseignante, assure : «Elle accompagnait régulièrement les sorties scolaires, son fils étant scolarisé dans cet établissement depuis deux ans déjà.» Une source au sein de l’école confirme également : «Cette dame n’a jamais posé aucun problème. C’est une maman sur qui on compte régulièrement pour faire des sorties scolaires.» Et d’ajouter : «S’il fallait refuser les mères voilées, on n’aurait plus d’accompagnateurs et on ne ferait plus de sorties scolaires.»
C’est précisément en raison du faible nombre d’accompagnateurs bénévoles que Fatima E. s’est retrouvée dans cette sortie dijonnaise. Car à l’origine, elle n’était pas censée pouvoir participer. La présidente de la FCPE Belfort poursuit : «Elle était en train de déménager et n’avait pas de solution de garde pour sa petite fille. Donc elle a d’abord dit qu’il était compliqué pour elle d’accompagner la sortie à Dijon. Peu de temps avant la date du départ, la maîtresse a sollicité Fatima parce qu’elle se trouvait coincée vu le faible nombre d’accompagnateurs disponibles. Fatima s’est donc arrangée pour y participer. Son fils a insisté aussi auprès d’elle pour qu’elle vienne.» Des éléments qui contredisent la théorie d’un happening concerté en amont.
Source:Libération.