Et ça voudrait gouverner la France !...
Le RN au Parlement européen, enquête sur des amateurs professionnels
Entre bilan politique quasi nul, copinage et gestion douteuse, la délégation lepéniste au Parlement européen est loin de la belle image que voudrait renvoyer le parti.
Un matin d’automne 2020, dans un couloir du Parlement européen à Bruxelles, c’est la panique. Ce jour-là, le trésorier italien de la fondation Identité et Démocratie (ID) vient de démissionner. Il refuse de parapher le budget prévisionnel de cette structure rattachée au groupe du Rassemblement national (RN) et de ses alliés européens, au motif qu’il n’aurait pas accès à l’intégralité des comptes…
Le document doit être envoyé dans les heures qui suivent, sans quoi les importantes subventions européennes, dont disposent les élus RN pour organiser leurs événements, payer des études et des formations, risquent de leur passer sous le nez. Il faut vite un nouveau trésorier.
Jérôme Rivière, à l’époque chef des eurodéputés frontistes, débarque dans le bureau en face du sien. Thierry Mariani, ex-ministre de Nicolas Sarkozy, passé au RN en 2019, s’y trouve par hasard… et se voit confier le poste. Un an plus tard, il démissionne à son tour. Il explique devant témoins que Thibaut François, secrétaire général du groupe et proche de Marine Le Pen, refuse de lui donner accès aux comptes. En 2018 déjà, le président frontiste de la même structure – qui avait alors un autre nom : Fondation pour une Europe des nations et des libertés – avait rendu son tablier au bout de trois mois. Toujours pour les mêmes raisons. L’épisode est un condensé du RN européen, où l’opacité, l’incompétence et l’amateurisme fricotent avec la mainmise de seconds couteaux aux salaires exorbitants, protégés par le siège du parti. Le combat politique semble loin. Le bilan parlementaire du groupe est quasi nul. Quant aux moyens mis à disposition des lepénistes pour leur propagande – colossaux et sans commune mesure avec ceux des députés nationaux –, ils sont si mal gérés qu’ils ne sont, en général, même pas dépensés.
Chapitre 1 : Marine Le Pen flique avant tout les siens
Pour plusieurs observateurs de la vie frontiste à Bruxelles, Marine Le Pen a fait en sorte que le RN européen fonctionne le moins bien possible. La patronne de l’extrême droite française s’en est assurée personnellement lors de la création du groupe Identité et démocratie, en 2019, où, bien que non-élue, elle a tenu à participer aux négociations avec ses partenaires européens. Son parti en est sorti si lésé qu’on ne peut écarter l’hypothèse d’un sabordage.
Alors qu’il coprésidait le groupe Europe des nations et des libertés, l’ancêtre d’ID, sous la précédente mandature, le RN ne dispose plus que d’une vice-présidence. Nicolas Bay est rétrogradé d’une fonction à l’autre. Le Pen, qui le déteste et se méfie de sa ligne jugée trop libérale et réactionnaire, préfère affaiblir le RN plutôt que de laisser Bay prendre de l’ampleur à Strasbourg. Elle lui colle en outre Jérôme Rivière dans les pattes. Ce dernier a pour mission de rendre au premier la vie impossible. Il s’en acquittera avec zèle jusqu’au moment de filer chez Zemmour en pleine présidentielle… suivi par Bay dont il partage en réalité la ligne politique. Quant à la présidence du groupe, elle échoit à l’Italien Marco Zanni, membre de la Ligue de Matteo Salvini, qui envoie alors le contingent le plus important d’eurodéputés à Bruxelles au sein d’ID.
Comme cela se fait au Parlement européen, un parti politique et une fondation sont créés en plus du groupe parlementaire. Il s’agit là d’une condition pour toucher des deniers publics. Mais alors que le budget du parti est près de deux fois celui de la fondation, c’est Gerolf Annemans, un Flamand du Vlaams Belang – qui compte seulement trois élus contre 23 pour le RN –, qui obtient la présidence du parti. «Il faut qu’on m’explique : comment se fait-il qu’on est la deuxième force du groupe et qu’on a le truc le plus petit [la présidence de la fondation, ndlr] ?», s’interroge un eurodéputé français. C’est le député Hervé Juvin (RN), qui prend la tête de cette fondation.
Plutôt qu’à la défense de ses intérêts, Le Pen préfère donc consacrer son énergie au contrôle absolu de son groupe, à distance. Avec son beau-frère député européen Philippe Olivier, Jérôme Rivière et Thibaut François – alors secrétaire général du groupe – font la chasse aux éléments jugés insuffisamment lepénistes. Une liste noire est établie. Aux assistants parlementaires, on tente de faire signer un «engagement de réserve et loyauté», dont Libé a pu constater qu’il concernait le parti, et pas seulement leur eurodéputé ou leur groupe. Cela n’empêche cependant pas les élus de recruter des collaborateurs peu lepénistes, qui continueront sous le manteau à aider les quatre députés RN partis rejoindre Zemmour en 2022. Pendant la présidentielle, la principale occupation de Thibaut François sera de débusquer les taupes, imaginant même faire passer de fausses listes de vote pour voir qui les communique aux zemmouriens, et épiant les discussions entre RN et traîtres pour les rapporter à ses supérieurs. Un assistant ayant fait le trajet Bruxelles-Strasbourg en voiture avec un félon se voit par exemple convoquer par Hélène Laporte, aujourd’hui vice-présidente de l’Assemblée nationale. A l’initiative, toujours, de Thibaut François.
Ce dernier, aujourd’hui responsable des «relations européennes» dans l’équipe de campagne de Jordan Bardella pour les élections de juin 2024, semble, au passage, avoir bien profité de cette fondation : selon un audit commandé en 2018 par le président démissionnaire de la structure, révélé à l’époque par Mediapart et consulté par Libé, Thibaut François et un de ses proches «faisaient de la rétention de documents et d’informations leur permettant à notre sens de contrôler l’association [la fondation]» et se comportaient «comme de véritables dirigeants de fait»… tout en étant rémunérés par la même fondation pour la gestion quotidienne. Les affaires sont bonnes : à la dissolution de sa société, en 2020, Thibaut François s’est versé 121 509 euros de dividendes. Contacté, il n’a pas répondu à Libération.
Chapitre 2 : un bilan politique nul
L’énergie passée à fliquer le groupe n’étant pas dépensée à travailler, le bilan parlementaire du RN est maigre. Jordan Bardella donne le ton en choisissant de siéger, rarement, à la commission des pétitions, connue pour être la moins énergivore. Président macroniste de la commission environnement, Pascal Canfin estime que le «degré d’implication et de travail [des RN dans sa commission, ndlr] est totalement nul» : «Ils n’ont jamais participé à aucune négociation sur des textes importants, contrairement à la Ligue et à l’AfD [allemande] qui viennent aux réunions et cherchent à avoir un impact, certes négatif, sur les politiques publiques», juge-t-il. Dans les autres commissions, le niveau des élus laisse aussi à désirer. «Des amis du RN m’ont déjà dit qu’ils avaient eu honte de leur député pendant des réunions ou des rendez-vous avec des lobbyistes», confie un collaborateur du Parlement. De fait, nombre d’élus d’extrême droite semblent avoir été sélectionnés moins par un souci de compétence que de fidélité. On trouve ainsi l’ancienne assistante de Jean-Marie Le Pen, la meilleure amie de Marine Le Pen, la mère d’un très proche de la patronne…
Seul Gilles Lebreton peut se prévaloir d’un succès au cours du mandat, en ayant fait voter un rapport sur l’intelligence artificielle avec près de 90 voix d’avance en embarquant les voix de la droite et des libéraux de Renew – excepté celles des Français. Cette stratégie d’opposition se revendiquant «constructive» et de pièges parlementaires est aussi celle du RN à l’Assemblée.
Las, Lebreton, l’un des seuls universitaires de la formation, a appris qu’il ne serait pas reconduit en 2024. Raison officielle : pas plus de deux mandats pour les élus RN. Officieuse : «Bardella ne s’entend pas avec lui» et «il s’investit peu dans le mouvement».
Il faut dire que le groupe ID est encore largement victime du cordon sanitaire dont ne pâtit pas l’autre formation de la droite dure, ECR (Conservateurs et réformistes européens), auquel appartient par exemple le parti postfasciste Fratelli d’Italia de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni. Pour se désenclaver, Le Pen a depuis 2019 tenté de rassembler ECR et ID dans un même grand groupe, auquel elle rêvait d’adjoindre les troupes du Hongrois Viktor Orban, exclues de la droite européenne. Las, malgré nombre de voyages, de négociations et d’effets d’annonce, la leadeuse d’extrême droite semble avoir fait son deuil de cette idée. Elle estime désormais que «pour réorienter la politique européenne, il faut que des groupes votent pareil». Finis les rêves de fusions.
Chapitre 3 : «Une gestion merdique des moyens»
Certains députés, comme Thierry Mariani ou Jean-Lin Lacapelle, profitent tout de même de leurs frais de voyage pour nouer des embryons de relations internationales qui pourront servir à Le Pen. Mais la consigne d’en faire le moins possible est, en général, bien respectée. La manne financière de la fondation, rattachée au groupe, est laissée en jachère. Sur les 1,9 million d’euros de subventions européennes auxquels le RN pouvait prétendre en 2020, à peine 456 075 ont été dépensés. En 2021, c’est 660 075 euros d’utilisés sur les 2,3 millions potentiels. Pourquoi cette diète ?
Les députés et collaborateurs interrogés sont unanimes : traumatisé par l’enquête sur les assistants parlementaires fictifs du précédent mandat, où le parquet vient de requérir un procès contre le RN, Marine Le Pen et 26 autres personnes, le parti a peur de dépenser son argent. D’autant qu’il y a des procédures, des justificatifs à fournir…
«On est prudents car on est dans le collimateur», s’excuse Gilles Lebreton. En privé, plusieurs élus avouent être ulcérés par la situation. «Bien sûr, des cadres gueulaient, mais Thibaut François bloquait tout et était protégé par Marine Le Pen, souffle un député. Elle savait que tout ce qui serait fait au niveau européen ne serait pas à son profit mais à celui des élus. Donc le principe même l’agaçait, elle considérait que moins il y avait d’activité, moins il y avait d’emmerdes.» Un cadre résume amèrement les cinq années passées : «On aurait pu préparer le programme, proposer des études comparatives, développer un réseau d’experts… Ça n’a pas été fait et c’est vrai que c’était une gestion merdique des moyens. C’est une honte !»
Chapitre 4 : le financement de complotistes et d’antisémites
Les subsides du RN ont néanmoins permis de financer discrètement de petits réseaux d’extrême droite. «Hervé Juvin était censé être un as de la finance et lever des fonds pour la fondation, mais il n’a rien levé du tout, moque un élu. Il faisait juste bosser ses copains de la Nouvelle librairie [une maison d’édition radicale, ndlr].» Parmi les familiers des colloques européens, on trouve de vieux routiers comme Bernard Lugan, africaniste aux multiples polémiques (dernier ouvrage paru en 2023 : On savait vivre aux colonies), ou le criminologue Xavier Rauffer, un ancien du groupuscule fasciste Occident, auquel le RN demande des études rémunérées sur tout et n’importe quoi. Le sondeur lepéniste Christophe Gervasi facture des enquêtes d’opinion à des tarifs qui font hurler certains cadres. La députée Virginie Joron multiplie les colloques et rencontres autour de son sujet de prédilection : la lutte contre la stratégie vaccinale de l’UE et le vaccin anti-Covid en particulier. Très connue dans les cercles complotistes (elle a presque 100 000 abonnés YouTube), Joron se sert des moyens de la fondation pour donner une tribune à des scientifiques plus que controversés comme Christian Perronne, l’américain Peter A. Mccullough ou Alexandra Henrion-Caude, proche des milieux créationnistes.
Le RN entretient aussi des éléments plus radicaux, comme Thibault Kerlirzin. Ce dernier, qui se présente comme «consultant», est proche de Pierre Hillard, l’homme qui a proposé cet été de déchoir les juifs de leur citoyenneté, lors d’un rassemblement du mouvement intégriste Civitas. Pour le RN, Kerlirzin est l’auteur de plusieurs études dont l’une, au contenu particulièrement complotiste, sur «l’influence des ONG dans le processus législatif européen». Affichée en une du site de la fondation ID, elle est préfacée par Mathilde Androuët, une eurodéputée proche de Jordan Bardella, et relue par Andréa Kotarac, l’assistant parlementaire de Marine Le Pen… Pour démontrer le sérieux de son enquête, notre consultant n’hésite pas à mentionner ses sources, comme la lettre confidentielle «Faits et Documents» : une feuille antisémite et complotiste, à l’origine de la rumeur selon laquelle Brigitte Macron serait en fait un homme.
Un autre proche de Pierre Hillard, le libraire nancéen Sylvain Durain, a été invité au Parlement européen par le RN, en mars. Aux événements du RN, il est encore possible de croiser David L’Epée, ex-compagnon de route de l’antisémite Alain Soral.
Tout cela met à mal l’image de sérieux et de normalité soignée par le RN à l’Assemblée nationale depuis 2022. Pour la prochaine mandature européenne, Jordan Bardella a annoncé une liste très renouvelée et ouverte à la société civile. Une promesse déjà faite en 2019. On voit ce que ça a donné.
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