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Le Parquet national financier a ouvert une enquête préliminaire visant Edouard Philippe et une élue havraise
Selon nos informations, des perquisitions ont été menées, mercredi 3 avril, à l’hôtel de ville du Havre et au siège de la communauté urbaine dans le cadre d’une enquête pour « prise illégale d’intérêts, détournement de fonds publics, favoritisme et harcèlement moral ».
Par Rémi Dupré
Des perquisitions ont été menées, mercredi 3 avril, à l’hôtel de ville du Havre (Seine-Maritime) ainsi qu’au siège de la communauté urbaine Le Havre Seine Métropole, a appris Le Monde. Selon nos informations, confirmées par une source judiciaire, ces perquisitions se sont déroulées jusqu’à 19 heures dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte, en décembre 2023, par le Parquet national financier (PNF) des chefs de « prise illégale d’intérêts, détournement de fonds publics, favoritisme et harcèlement moral » visant le maire du Havre, Edouard Philippe, son adjointe chargée de l’innovation et du numérique et conseillère communautaire de la métropole, Stéphanie de Bazelaire, ainsi que la directrice générale des services de la communauté urbaine, Claire-Sophie Tasias.
Les investigations ont été confiées à la direction territoriale de la police judiciaire de Rouen, en cosaisine avec l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) de Nanterre, comme le confirme une source judiciaire. Cette enquête est susceptible d’embarrasser l’ex-premier ministre Edouard Philippe, qui dit se « préparer » actuellement à une candidature au scrutin présidentiel de 2027.
Comme l’avait révélé Le Monde, une plainte avait été déposée, le 14 septembre, auprès du PNF pour « prise illégale d’intérêts, détournement de biens, favoritisme, concussion et harcèlement moral » par Judith (elle a requis l’anonymat, son prénom a été modifié). Cette dernière est l’ancienne directrice générale adjointe de la communauté urbaine, dont le contrat à durée déterminée n’avait pas été renouvelé par le président de la collectivité, Edouard Philippe, en avril 2023, prétendument en raison d’un défaut d’expertise et d’implication. Judith avait déposé une plainte contre Edouard Philippe, mais aussi Stéphanie de Bazelaire et Claire-Sophie Tasias.
« Le maire, les élus et les équipes de la ville du Havre et de la communauté urbaine Le Havre Seine Métropole se tiennent entièrement et sereinement à la disposition du parquet pour donner l’ensemble des éléments nécessaires à l’enquête », a déclaré la communauté urbaine dans un communiqué. « Nous sommes à la disposition des magistrats et nous allons répondre à toutes les questions qu’ils posent pour démontrer très sereinement et en toute bonne foi que nous avons respecté les règles », a réagi Edouard Philippe auprès de BFM-TV.
Soupçon de contournement des règles des marchés publics
Au cœur de la plainte : un soupçon de contournement des règles des marchés publics en lien avec une convention d’objectifs pluriannuelle cosignée, le 30 juillet 2020, par Edouard Philippe, en tant que président de la communauté urbaine, et Mme de Bazelaire, comme présidente bénévole de LH French Tech.
En vertu de ce document, la communauté urbaine a chargé l’association LH French Tech – active depuis le 15 juillet 2020 (soit le jour de l’élection de M. Philippe à la tête de la métropole), dirigée par Mme de Bazelaire et dont le siège social est situé au domicile de l’élue – d’animer et d’exploiter la Cité numérique du Havre, nouvel édifice consacré aux métiers du numérique, de l’entrepreneuriat et de l’innovation.
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Au terme d’un appel à manifestation d’intérêt lancé par la communauté urbaine en mars 2020, seule l’association, déclarée en sous-préfecture en avril 2020, avait déposé un projet. Elle avait été retenue dans le cadre d’un service d’intérêt économique général (SIEG), schéma juridique plus souple que l’attribution d’un marché public. Cette convention liait la métropole et LH French Tech pour quatre ans et fixait le versement, à l’association, d’une « compensation de service public » de 2,154 millions d’euros par la collectivité.
Plusieurs recommandations et alertes
La situation de conflit d’intérêts dans laquelle était susceptible de se trouver Mme de Bazelaire, à la fois présidente de LH French Tech, adjointe au maire et conseillère communautaire, avait fait l’objet de plusieurs recommandations et alertes des juristes de la communauté urbaine, selon des éléments et échanges internes consultés par Le Monde. Outre sa présidence de LH French Tech, la conseillère communautaire, qui a figuré sur la liste de M. Philippe pour les élections municipales, occupe un poste rémunéré de direction à l’Ecole de management de Normandie, hébergée dans la Cité numérique.
Acté le 23 juillet 2020 par la métropole lors d’un vote auquel Mme de Bazelaire n’a pas participé (le procès-verbal ne précise pas si elle a quitté la salle), ce SIEG va être le « dossier prioritaire » de Judith, recrutée comme directrice générale adjointe de la collectivité, en septembre 2020, pour piloter les dossiers en lien avec l’innovation. Les services de la communauté urbaine s’étonnent, en 2021, des recrutements en contrat à durée indéterminée dans l’association et constatent que celle-ci n’a pas tenu ses trajectoires d’activité et financière.
Le « cumul de fonctions » de Mme de Bazelaire fait à nouveau l’objet de plusieurs alertes en interne. L’élue, qui a participé aux réunions d’un « comité numérique » mis en place par M. Philippe, fut contrainte de quitter la tête de LH French Tech, à l’été 2021, sous la pression de l’administration, afin de « sécuriser » « les élus et dirigeants de la communauté urbaine ».
Note à l’attention d’Edouard Philippe
Au fil des mois, la situation budgétaire de LH French Tech devient intenable. En mars 2022, alors que la collectivité a déjà versé 1,15 million d’euros à l’association, la métropole vote la rupture anticipée de la convention, à compter du 30 juin 2022, et du bail d’occupation à la Cité numérique.
Alors que l’administratrice provisoire de LH French Tech a sollicité l’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire, une note interne est préparée fin septembre 2022 par Judith, avec l’aide du service juridique, à l’attention de M. Philippe, et est relue préalablement par la nouvelle directrice générale des services, Claire-Sophie Tasias, concernant les « sérieux risques juridiques » qu’entraînerait pour la métropole et l’association une « procédure de liquidation judiciaire ».
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Dans la note est relevé le risque de requalification du SIEG en délégation de service public (« contrat de la commande publique ») en cas de liquidation judiciaire de l’association. Selon les juristes de la communauté urbaine, la justice pourrait engager des poursuites pour « délit d’octroi d’avantage injustifié » si elle était saisie par « le liquidateur » de LH French Tech et « porter un regard plus sévère sur le dossier » « au vu du large périmètre des objectifs de service public dévolus à l’association et du peu d’activités commerciales exercées en propre par cette dernière ».
« Déclaration d’inéligibilité » encourue
La note interne souligne aussi que la métropole « commettrait une faute de gestion » en ne réclamant pas une « créance exigible » à l’association pour les « surcompensations » versées à cette dernière et « estimées à 240 000 euros pour 2021 et 2022 ».
Par ailleurs, les juristes de la métropole observent qu’il existe « un risque avéré » de qualification de LH French Tech en « association transparente », à savoir une association perdant toute autonomie vis-à-vis de la collectivité publique. Ce qui pourrait entraîner un contrôle de légalité par la chambre régionale des comptes (CRC), « l’élu reconnu comptable de fait » encourant « une déclaration d’inéligibilité ».
La note rappelle aussi que le « cumul de fonctions » de Mme de Bazelaire lors de la signature de la convention en juillet 2020 « pourrait susciter l’interrogation du procureur de la République et des magistrats de la CRC ». LH French Tech avait finalement été liquidée judiciairement au printemps 2023 par un jugement du tribunal du Havre. Judith avait été, elle, dessaisie du dossier par sa hiérarchie.
« Plus que jamais, les lanceurs d’alerte sont des sentinelles démocratiques. Ce qui importe, c’est que la justice puisse faire son travail en toute sérénité et que Judith, dont je salue le courage et le désintéressement, soit protégée. N’oublions pas que le harcèlement moral, au-delà des atteintes à la probité, est visé », a réagi, mercredi, Christelle Mazza, l’avocate de la plaignante.
Mise à jour le 3 avril à 16 h 16 : ajout des réactions de M. Philippe et de la communauté urbaine, qui n’avaient préalablement pas répondu à nos questions. Ajout de la cosaisine de l’OCLCIFF de Nanterre et de la réaction de l’avocate de la plaignante.