Pour remporter l’élection présidentielle américaine, le candidat républicain s’est appuyé sur des réseaux de désinformation bien installés. En France, un tel écosystème existe et compte bien faire gagner l’extrême droite en 2027.
Comment le progressisme, pardon le «wokisme», est-il devenu une marque infamante ? Comment le climatoscepticisme est-il devenu un avis (presque) parmi d’autres ? Comment, plus prosaïquement, l’ex-président de LR, désormais allé au RN, Eric Ciotti peut-il parler de «censure» et de «diktat» à propos de l’interdiction des publicités pour le livre de Jordan Bardella dans les gares… alors qu’il s’agit de dispositions contractuelles ? «You are fake news», aurait-il pu ajouter, à la façon d’un Donald Trump dont il semble ici reprendre la méthode : la désinformation. Trump en a fait un art qui lui a permis de se hisser par deux fois à la tête de la première puissance mondiale, et a failli accoucher d’un coup d’Etat après sa défaite de 2020. De quoi faire saliver l’extrême droite française, appuyée elle aussi sur un écosystème de désinformation déjà efficace et qui travaille à faire gagner son camp.
Le 8 novembre, l’institut Blueprint, proche des démocrates américains, a publié une étude intitulée «Pourquoi l’Amérique a choisi Trump ?» En troisième position des motifs invoqués par les électeurs ayant boudé Kamala Harris, derrière l’inflation et l’immigration illégale, près d’un répondant sur cinq (et un quart chez les électeurs indécis) a jugé qu’elle «se concentrait davantage sur les questions culturelles comme les questions transgenres plutôt que sur l’aide à la classe moyenne». En réalité, la candidate démocrate n’a quasiment jamais abordé le thème de la transidentité pendant sa campagne. Contrairement à Donald Trump et ses troupes qui ont martelé que l’école publique incitait les enfants à changer de sexe… Des mensonges largement relayés sur le réseau social X (ex-Twitter) et dans des médias comme Fox News, puis repris plus largement, quand bien même ce fut pour les démentir.
Tromper l’internaute
Que ces propos soient largement diffusés ne suffit pas à en expliquer l’efficacité. «Il y a un lien très fort entre désinformation et identité de groupe», analyse Sylvain Delouvée, maître de conférences en psychologie sociale à l’université de Rennes et auteur d’ouvrages sur le complotisme, s’intéressant notamment à la mécanique de la désinformation. «Se reconnaître dans un groupe, c’est aussi s’ancrer dans une forme de réalité, renforcer sa vision du monde, mais aussi s’affirmer comme d’un camp», poursuit-il. «Quand Trump dit tout et son contraire dans un même discours il n’est pas question d’adhésion à un propos, mais plutôt de propagande attaquant ceux d’en face qu’il faut diaboliser.»
En France, depuis plus de deux décennies, l’extrême droite a elle aussi développé son propre écosystème de «réinformation» (ou «contre-information») en ligne, où se sont multipliés plateformes et influenceurs. La mouvance a investi le web dès ses prémices (le Front national a, par exemple, été le premier parti politique français à avoir son propre site), consciente que cet espace désintermédié lui permet de servir directement sa propagande aux utilisateurs, sans filtre. Là, elle a essaimé sur tous les formats disponibles : forums, réseaux sociaux, plateformes de partage de podcasts ou de vidéos… L’un des piliers du genre est le site Fdesouche, qui se pare des atours d’une «revue de presse» pour se crédibiliser, si ce n’est tromper l’internaute qui se serait perdu sur une de ses pages. Sauf qu’il ne sélectionne ou ne produit que des articles qui servent son récit d’une France à feu et à sang à cause des immigrés de confession musulmane. Il enregistre des millions de visites chaque mois.
YouTube a également pris une position déterminante. Sous couvert d’humour ou de sujets «lifetsyle» (sport, bien-être…) ou plus simplement de décryptage de l’actualité, les influenceurs de la mouvance y livrent depuis des années une propagande férocement radicale. Média de masse, tendant même à supplanter la télévision chez les plus jeunes, YouTube est aussi un espace qui permet de développer une illusion d’entre-soi. Pratique pour cultiver l’idée que, ici, on se parle «entre nous» et qu’on se dit des «vérités» qui ne peuvent l’être ailleurs. Qui seraient bannies des médias «mainstream» à cause de la «pensée unique», qualificatif fourre-tout servant à disqualifier autant les valeurs républicaines que le consensus scientifique, les corps intermédiaires… Saper la confiance dans les institutions, au sens large, est un autre indispensable de cette stratégie de désinformation.
Une enquête contre Facebook et Instagram
Et ça marche. Sur Youtube, ces influenceurs sont des dizaines à cumuler les vidéos dont l’audience se mesure en millions de visionnages. Plus largement, sur le web, Libé avait mesuré en 2021 que le top 10 des sites de désinformation en français, mêlant complotistes aux relents antisémites ou racistes et fachosphère pur jus, cumulait 35 millions de visites mensuelles. Etendu au top 100 – sur un millier de plateformes recensées par nos soins –, ce chiffre grimpait à plus de 60 millions de visites et 150 millions d’articles consultés chaque mois. L’équivalent de l’audience des sites de Libé, le Point, France Bleu et Europe 1… réunis. Déjà un empire médiatique, avant même le phénomène de la «bollorisation» de pans entiers de la télévision, la radio et la presse.
Ce nouvel écosystème bâti par le milliardaire breton a fait sortir la désinformation du web. Jeudi 14 novembre, CNews a par exemple été sévèrement tancée par l’Arcom et condamnée à un total de 150 000 euros d’amende. La première sanction (100 000 euros) concerne l’émission En quête d’esprit, une capsule religieuse presque caricaturale, où, le 25 février 2024, l’avortement avait été qualifié de «première cause de mortalité dans le monde». Une «inexactitude manifeste», souligne le gendarme de l’audiovisuel, digne de la propagande des anti-IVG. L’autre amende (50 000 euros) concerne une émission de Jean-Marc Morandini du 23 septembre 2023. On y déclarait doctement que : «des parents d’élèves musulmans ont fait pression sur la direction d’un collège de Pau pour qu’ils mettent à disposition des élèves des salles de prière à l’occasion d’un voyage scolaire dans les Pyrénées». Des faits là encore «inexacts» pour l’Arcom, et qui «n’avaient pas fait l’objet de vérifications suffisantes et n’ont pas donné lieu à des précautions oratoires». L’article du site Internet de CNews sur le sujet est pourtant toujours en ligne et n’a pas fait l’objet de mise à jour.
La visibilité de ces sites, influenceurs, médias est encore renforcée par la viralité de leur propagande, qui arrose les réseaux sociaux, notamment depuis que celui racheté par Elon Musk est devenu le paradis du pire. Début octobre, la Commission européenne a réclamé aux principaux réseaux sociaux (YouTube, Snapchat et TikTok) des informations sur leurs algorithmes qui participent selon elle, entre autres, à la circulation de la haine en ligne et la désinformation. En avril, elle avait annoncé l’ouverture d’une enquête contre Facebook et Instagram, soupçonnés de ne pas respecter les règles en matière de lutte contre la désinformation, dont elle fait «l’un des problèmes les plus pressants auquel l’Union européenne et ses Etats membres doivent s’attaquer».
Faire fructifier les peurs
Ainsi, confirme Sylvain Delouvée, «nous ne sommes plus dans une époque de conquête pour la désinformation, mais dans celle où elle fait partie du paysage». Et de déplorer : «c’est devenu un outil très utilisé par de larges pans de la classe politique, chacun à sa manière, au point que les uns et les autres se permettent maintenant de critiquer jusqu’au fact-checking».
Existe-t-il un antidote ? «Je ne sais pas, ou plutôt je ne sais plus», soupire l’universitaire qui souligne «la capacité d’adaptation et la réactivité» de cette sphère qui a su notamment faire fructifier les peurs pendant la pandémie de Covid. «Pourquoi certains peuvent faire confiance aveuglément à Trump alors qu’ils doutent de tout le reste ? Comment, au nom de la volonté d’ouvrir les yeux du monde et de soi-même, peut-on s’aveugler ? Le complotisme est une posture, un auxiliaire de vision idéologique du monde, mais surtout un marqueur socioidentitaire extrêmement fort, une revendication.» Les ingrédients connus d’une recette éprouvée aux Etats-Unis, au Brésil, en Argentine… et peut-être bientôt en France.
Tromper l’internaute
Que ces propos soient largement diffusés ne suffit pas à en expliquer l’efficacité. «Il y a un lien très fort entre désinformation et identité de groupe», analyse Sylvain Delouvée, maître de conférences en psychologie sociale à l’université de Rennes et auteur d’ouvrages sur le complotisme, s’intéressant notamment à la mécanique de la désinformation. «Se reconnaître dans un groupe, c’est aussi s’ancrer dans une forme de réalité, renforcer sa vision du monde, mais aussi s’affirmer comme d’un camp», poursuit-il. «Quand Trump dit tout et son contraire dans un même discours il n’est pas question d’adhésion à un propos, mais plutôt de propagande attaquant ceux d’en face qu’il faut diaboliser.»
En France, depuis plus de deux décennies, l’extrême droite a elle aussi développé son propre écosystème de «réinformation» (ou «contre-information») en ligne, où se sont multipliés plateformes et influenceurs. La mouvance a investi le web dès ses prémices (le Front national a, par exemple, été le premier parti politique français à avoir son propre site), consciente que cet espace désintermédié lui permet de servir directement sa propagande aux utilisateurs, sans filtre. Là, elle a essaimé sur tous les formats disponibles : forums, réseaux sociaux, plateformes de partage de podcasts ou de vidéos… L’un des piliers du genre est le site Fdesouche, qui se pare des atours d’une «revue de presse» pour se crédibiliser, si ce n’est tromper l’internaute qui se serait perdu sur une de ses pages. Sauf qu’il ne sélectionne ou ne produit que des articles qui servent son récit d’une France à feu et à sang à cause des immigrés de confession musulmane. Il enregistre des millions de visites chaque mois.
YouTube a également pris une position déterminante. Sous couvert d’humour ou de sujets «lifetsyle» (sport, bien-être…) ou plus simplement de décryptage de l’actualité, les influenceurs de la mouvance y livrent depuis des années une propagande férocement radicale. Média de masse, tendant même à supplanter la télévision chez les plus jeunes, YouTube est aussi un espace qui permet de développer une illusion d’entre-soi. Pratique pour cultiver l’idée que, ici, on se parle «entre nous» et qu’on se dit des «vérités» qui ne peuvent l’être ailleurs. Qui seraient bannies des médias «mainstream» à cause de la «pensée unique», qualificatif fourre-tout servant à disqualifier autant les valeurs républicaines que le consensus scientifique, les corps intermédiaires… Saper la confiance dans les institutions, au sens large, est un autre indispensable de cette stratégie de désinformation.
Une enquête contre Facebook et Instagram
Et ça marche. Sur Youtube, ces influenceurs sont des dizaines à cumuler les vidéos dont l’audience se mesure en millions de visionnages. Plus largement, sur le web, Libé avait mesuré en 2021 que le top 10 des sites de désinformation en français, mêlant complotistes aux relents antisémites ou racistes et fachosphère pur jus, cumulait 35 millions de visites mensuelles. Etendu au top 100 – sur un millier de plateformes recensées par nos soins –, ce chiffre grimpait à plus de 60 millions de visites et 150 millions d’articles consultés chaque mois. L’équivalent de l’audience des sites de Libé, le Point, France Bleu et Europe 1… réunis. Déjà un empire médiatique, avant même le phénomène de la «bollorisation» de pans entiers de la télévision, la radio et la presse.
Ce nouvel écosystème bâti par le milliardaire breton a fait sortir la désinformation du web. Jeudi 14 novembre, CNews a par exemple été sévèrement tancée par l’Arcom et condamnée à un total de 150 000 euros d’amende. La première sanction (100 000 euros) concerne l’émission En quête d’esprit, une capsule religieuse presque caricaturale, où, le 25 février 2024, l’avortement avait été qualifié de «première cause de mortalité dans le monde». Une «inexactitude manifeste», souligne le gendarme de l’audiovisuel, digne de la propagande des anti-IVG. L’autre amende (50 000 euros) concerne une émission de Jean-Marc Morandini du 23 septembre 2023. On y déclarait doctement que : «des parents d’élèves musulmans ont fait pression sur la direction d’un collège de Pau pour qu’ils mettent à disposition des élèves des salles de prière à l’occasion d’un voyage scolaire dans les Pyrénées». Des faits là encore «inexacts» pour l’Arcom, et qui «n’avaient pas fait l’objet de vérifications suffisantes et n’ont pas donné lieu à des précautions oratoires». L’article du site Internet de CNews sur le sujet est pourtant toujours en ligne et n’a pas fait l’objet de mise à jour.
La visibilité de ces sites, influenceurs, médias est encore renforcée par la viralité de leur propagande, qui arrose les réseaux sociaux, notamment depuis que celui racheté par Elon Musk est devenu le paradis du pire. Début octobre, la Commission européenne a réclamé aux principaux réseaux sociaux (YouTube, Snapchat et TikTok) des informations sur leurs algorithmes qui participent selon elle, entre autres, à la circulation de la haine en ligne et la désinformation. En avril, elle avait annoncé l’ouverture d’une enquête contre Facebook et Instagram, soupçonnés de ne pas respecter les règles en matière de lutte contre la désinformation, dont elle fait «l’un des problèmes les plus pressants auquel l’Union européenne et ses Etats membres doivent s’attaquer».
Faire fructifier les peurs
Ainsi, confirme Sylvain Delouvée, «nous ne sommes plus dans une époque de conquête pour la désinformation, mais dans celle où elle fait partie du paysage». Et de déplorer : «c’est devenu un outil très utilisé par de larges pans de la classe politique, chacun à sa manière, au point que les uns et les autres se permettent maintenant de critiquer jusqu’au fact-checking».
Existe-t-il un antidote ? «Je ne sais pas, ou plutôt je ne sais plus», soupire l’universitaire qui souligne «la capacité d’adaptation et la réactivité» de cette sphère qui a su notamment faire fructifier les peurs pendant la pandémie de Covid. «Pourquoi certains peuvent faire confiance aveuglément à Trump alors qu’ils doutent de tout le reste ? Comment, au nom de la volonté d’ouvrir les yeux du monde et de soi-même, peut-on s’aveugler ? Le complotisme est une posture, un auxiliaire de vision idéologique du monde, mais surtout un marqueur socioidentitaire extrêmement fort, une revendication.» Les ingrédients connus d’une recette éprouvée aux Etats-Unis, au Brésil, en Argentine… et peut-être bientôt en France.