Quand Gisèle Halimi affrontait la justice coloniale
Avec les accusés d’El Halia
Lors des procès de Bobigny (1972) et d’Aix-en-Provence (1978), Gisèle Halimi a mis en accusation les lois criminalisant l’avortement et sanctionnant insuffisamment le viol. Auparavant, l’indépendance de l’Algérie et la dénonciation des tortures furent les grandes causes de l’avocate, morte le 28 juillet dernier.
par Gisèle Halimi
Samedi 20 août 1955 [dix mois après le début de la guerre d’Algérie]. Midi. Le chef mineur Ferdinand Bertini et son fils se dirigent à motocyclette vers El Halia, un petit village situé à quelques kilomètres de Philippeville [aujourd’hui, Skikda]. Soudain, plusieurs coups de feu. Le fils est touché au ventre, mais tous deux parviennent à rejoindre El Halia. Impossible de donner l’alerte. Les lignes téléphoniques sont coupées.
Dans le village, l’ampleur du drame éclate. Ceux qui n’auront pas songé à se barricader n’échapperont pas au massacre. Dans les habitations et les locaux de la mine de fer, des insurgés brisent, pillent, incendient, assassinent à coups de fusil ou de revolver, s’aidant souvent de couteaux, de haches ou de pelles. Même tragédie aux ateliers où les ouvriers européens sont égorgés. À quinze heures, deux avions militaires mitraillent le village. Peu après, arrivent les premiers parachutistes. S’ensuivit une terrible répression. Selon des sources officielles, plus de mille Algériens périrent dans le Constantinois.
Le procès se déroula sur le théâtre même du drame, au plus profond de cicatrices encore béantes. Dès notre arrivée, Léo Matarasso et moi nous nous rendîmes dans l’un des trois petits hôtels de la ville susceptibles de nous héberger. Refus de nous accueillir. « Les avocats parisiens des égorgeurs d’El Halia » — ainsi titrait la presse — étaient indésirables. Le second hôtelier nous laissa nous installer, puis, deux heures plus tard, nous pria de partir. Le dernier accepta de nous donner des chambres, après que nous eûmes beaucoup insisté. Le surlendemain, vers cinq heures du matin, le patron nous demandait de quitter les lieux : « Ils veulent entrer dans vos chambres, tout casser et mettre le feu à l’hôtel si je vous garde, vous comprenez… »
Le sous-préfet, auquel dès notre arrivée nous rendîmes visite, triomphait : nous étions avertis, il se trouvait dans l’incapacité d’assurer notre sécurité. Nous avions pris des risques, à nous de les assumer seuls. Le bâtonnier de Philippeville se désigna pour héberger Léo. Un autre avocat fut « réquisitionné » pour me donner asile. Nos confrères ne nous convièrent pas une seule fois à leur table. La haine formidable de toute la ville nous submergeait. Nous n’étions pas la défense mais les complices des tueurs.
Quarante-quatre accusés, trente autres jugés par contumace, cinquante témoins, quinze avocats. Les CRS cernent le tribunal que préside le colonel Garraud. Magistrat de carrière rappelé sous les drapeaux, volontaire pour l’Algérie, il se veut sec et impartial. De temps en temps pourtant, il apostrophera les défenseurs. Mêmes réactions des onze juges. Sans aucune compétence juridique particulière, ces officiers se contentaient de prêter serment avant les débats, pour décider ensuite de la vie ou de la mort des délinquants.
Le box ne peut contenir les accusés, alignés sur des bancs par rangs de cinq ou six. À leur cou, une plaque de bois portant un numéro — 1 à 44. Ils risquent tous la peine de mort. Ils se regardent et regardent dans la salle. Ils y cherchent des parents, des amis. Indifférents à la brutalité des contrôles — des ordres, des tutoiements, des coups de crosse souvent —, ils attendent avec patience et gravité. Tous les observateurs de la guerre d’Algérie remarqueront la dignité de ce comportement. Nous savions que les témoignages n’avaient pu être recueillis qu’à partir d’aveux, tous confectionnés grâce à la violence.
Comment l’enquête commença-t-elle ? L’arrestation tardive des suspects n’avait répondu qu’à des nécessités politiques. Faire une démonstration de la force de la justice française et venger les morts européens. Pour trouver des coupables, on puisa dans les dénonciations, les racontars, et surtout dans les dossiers de police fichant certains de ces Algériens comme nationalistes. Dès le lendemain de l’émeute, le docteur Travail, médecin légiste local, fut chargé d’examiner les cadavres, d’en faire la description et d’indiquer les causes de la mort. Ainsi, tel était décrit comme tué par balles, tel autre égorgé, tel autre encore éventré à coups de serpe, tel autre enfin mort le crâne éclaté à la hache.
Par une sorte de distribution idéale, chaque accusé reconnaissait avoir tué telle ou telle victime. Et, avec une précision peu commune, ils reprenaient, presque mot pour mot, les conclusions du docteur Travail sur les cadavres attribués à chacun d’eux. Certains ajoutaient même le détail que seul le criminel peut connaître et donc donner. C’est l’histoire de la cicatrice, du tic, de la bizarrerie d’ameublement, de langage, de comportement. Ce qui transforme une hypothèse policière en une vérité indiscutable. Dans les procès-verbaux, des déclarations pétries de spontanéité — telles que « elle se débattait, je lui ai brisé le bras… », « il avait peur et il est allé se cacher sous le lit… », « le bébé, je l’ai arraché des bras de sa mère… » — foisonnaient.
Le défilé des témoins commence. Le président baisse la voix : « Vos nom, prénoms, qualités…
— J’ai vu Sehab Saïd tuer ma mère avec un fusil de chasse. Puis il a tiré sur ma belle-sœur dans le dos. Elle est morte presque aussitôt. Il a tiré sur ma sœur Olga dans la poitrine. Elle est morte sur le coup. Puis mon petit frère… Moi-même j’ai été blessée avant ma sœur. »
La jeune femme qui parle avait dix-sept ans au moment des faits. En l’espace de quelques minutes, elle a vu mourir toute sa famille. Sa jeunesse, son maintien, ses mots donnent à sa présence une telle force que personne n’ose intervenir. La belle rescapée se tourne avec lenteur, avec hauteur, vers les bancs des accusés. Silence de mort. Elle tend le bras et pointe l’index : « C’est lui… et l’autre, à côté… je les reconnais. » Elle ne les avait identifiés jusque-là que sur photos, en l’absence de toute confrontation. « J’en suis sûre, mon regard a croisé le leur… » Elle vient sans doute de condamner à mort deux hommes.
« Pas de questions, maître Matarasso, maître Halimi ? », interroge le président. Nous hésitons. Les accusés qu’elle vient de désigner disposent de sérieux alibis. L’un d’eux se trouvait à deux cents kilomètres des lieux, le 20 août, et le bouclage opéré par l’armée dans cette région ne permettait à personne — et encore moins à un Algérien — des allées et venues. Des témoins peuvent l’établir. Est-elle si sûre de sa désignation ? « Pas de questions », laisse enfin tomber à mi-voix Léo. Nous en sentons l’indécence, quelles qu’elles soient. La jeune femme s’en va. Elle nous a réduits au silence.
Le rapport d’autopsie avait conclu pour quatre des victimes à une mort par objet tranchant. Couteau, serpe, hache. Les témoins directs — pour la plupart parents proches — affirmèrent, sous la foi du serment, que les émeutiers tirèrent à coups de pistolet ou de fusil de chasse. Où est la vérité ? Pour leur part, les accusés, dotés de ces cadavres ambigus, reconnurent, avec quelques détails, avoir tranché à coups de serpe, fait éclater un crâne à la hache, égorgé au couteau. S’il y avait bien eu mort par balles, quel sens prenaient ces aveux et surtout comment avaient-ils pu être obtenus ?
Nous voulons une nouvelle autopsie, l’exhumation de ces quatre cadavres et la désignation d’autres médecins légistes. Que l’examen établisse l’erreur ou la faute du docteur Travail, et les aveux calqués sur le rapport deviennent la preuve d’un autre crime : la torture. À coup sûr, l’accusation perd du terrain. Si le premier rapport est véridique, les aveux collent mais les témoins mentent. À l’inverse, si les témoins disent la vérité, alors le docteur Travail n’a pas examiné les cadavres. Les accusés auraient donc avoué des actes que les constatations infirment. Ils se seraient chargés de meurtres particulièrement odieux sans les avoir commis.
Dans le dossier du 20 août 1955, ni pièces à conviction, ni armes saisies, ni empreintes. Au moment où ils interrogent les suspects, les policiers ne disposent pas encore des témoignages qui contrediront, plus tard, l’autopsie. Alors, ils foncent. Ces Algériens doivent être coupables. Comme ils n’en ont pas d’autres sous la main, ils entreprennent de leur arracher des aveux. Supplice de la baignoire, du courant électrique sur tout le corps, des brûlures de cigarette sur les testicules. Le secret règne, l’impunité semble assurée. Ils parviennent à leurs fins. Les suspects craquent, consentent, racontent. La machine à écrire crépite. Les procès-verbaux, dont la police rêvait, deviennent réalité judiciaire. Les déclarations s’emboîtent parfaitement et confirment le constat. « Toi Nacer Ahmed tu as égorgé… toi Benguettar Hocine tu as tiré à coups de chevrotine. » Nacer Ahmed, Benguettar Hocine, tous les autres acquiescent. Ils reconnaissent tout, et ce tout donne une pleine cohérence à l’enquête, du début jusqu’à la fin. À chacun son cadavre, la distribution tient.
Le tribunal nous écoute, agacé par la rationalité de l’alternative que nous développons. Ou bien… ou bien… Après un court délibéré, le président Garraud fait droit à nos conclusions. Le colonel parachutiste Lartigaud est désigné pour examiner les corps des quatre victimes « litigieuses ».
[Quelques jours plus tard]
« L’audience est reprise, annonce le président. Colonel Lartigaud, vous avez la parole pour votre rapport. » Le colonel s’avance et s’exprime en des termes d’une clarté presque brutale. Ses conclusions ? Les quatre victimes dont il vient de faire l’autopsie ont été tuées par balles. Le docteur Travail a livré à la justice de fausses constatations.
Le président rappelle le docteur à la barre : « Docteur Travail, vous avez entendu ? Maintenez-vous votre rapport et vos déclarations ? » Le président laisse voir sa mauvaise humeur. La maîtrise des débats lui échappe à cause d’un médecin pied-noir incapable de bien ficeler ses examens. Le procès tel qu’il l’avait tracé, pour lui et pour l’histoire, s’engage sur une voie hasardeuse.
Coup de théâtre. Le docteur Travail bégaie… Il reconnaît… Il s’est trompé… Il n’a pas de certitudes… Le colonel légiste a probablement raison… Il s’excuse… Léo et moi fonçons, en nous relayant. « Quel crédit accorder au reste de votre rapport ? Aux autopsies des autres victimes ? Comment vérifier la force probante des aveux des accusés si l’on ignore à quelle victime et à quelle mort ils se rapportent ? — Je ne sais plus… Je ne sais plus… » Le docteur Travail s’effondre. « J’ai mélangé les fiches des cadavres. J’en ai égaré quelques-unes, j’ai dû en déduire d’autres. » Le visage gris, la silhouette brusquement rétrécie, il quitte la salle. En quelques heures, l’affaire l’a transformé en un irrémédiable vieillard.
Le 4 mars 1958 au matin, le commissaire du gouvernement prononce son réquisitoire. Il commence par évoquer « les bandes sanguinaires semant autour d’elles le meurtre et l’incendie » et leur « long cortège d’atrocités pour ces nombreuses familles qui voulaient vivre en Algérie dans la confiance et dans la paix ». Il lance un vibrant : « Nous n’oublierons jamais nos morts d’El Halia, les enfants surtout. » Frissons dans la salle. Il cite Montaigne, Camus, et enchaîne en demandant au tribunal la mort pour neuf accusés.
L’après-midi, nous invoquons la nullité des aveux et dénonçons l’usage de la torture : « Ne nous livrons pas à une cérémonie expiatoire. Il ne s’agit pas de venger des morts innocents. La force de la France ne se confond pas avec la répression. Rien ne peut être retenu de cette enquête entachée de violence et de trucage. Il faut acquitter. »
Enfin, le rituel : « Accusés, levez-vous ! Avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense ? » Dernière occasion pour ces hommes de faire entendre leur voix. Ils n’auront plus jamais eux-mêmes la parole, quels que soient les procédures et les recours. Les larmes aux yeux, certains redisent l’innocence et la violence. D’autres secouent la tête en silence.
L’attente dura près de douze heures. La salle se remplit dès vingt heures trente. Les Philippevillois se sont habillés pour cette sortie après dîner. Le couvre-feu a été levé pour le prononcé du jugement. Ils arrivent par groupes, s’installent sur les bancs de bois du prétoire, s’interpellent, se reconnaissent. Quelques commentaires, « ils vont payer les salauds », « ces monstres, à la casserole ! », quand nous passons devant eux. Un homme épais et rougeaud se lève et me crache à la figure. La femme assise près de lui ponctue : « Et s’ils s’en sortent, on aura votre peau… »
Le président, ses galons et son dossier apparaissent. Il dépose son képi sur le bureau : « Au nom du peuple français », proclame-t-il. Pas un souffle dans la salle, tout entière debout, comme hypnotisée par la voix du président. Le nez dans ses papiers, il psalmodie. « Condamne le civil musulman X à la peine de mort… Condamne le civil musulman Y à la peine de mort… » Un glas. Je compte les têtes qui tombent, trois, quatre, cinq…, neuf… L’accusation en avait demandé neuf. La voilà exaucée.
Mais le président continue sa lecture. Erreur, il doit y avoir erreur. Je ne comprends pas. Onze, douze. « Condamne le civil musulman Z à la peine de mort… » Léo me regarde, très pâle. Treize, quatorze, quinze. Quinze de ces hommes avec lesquels nous avons vécu ces derniers jours vont mourir. Un seul acquittement. Pas de surprise, il échoit au mouchard qui reconnut les faits et accusa tous ses compagnons. Des applaudissements saluent le verdict.
Presque minuit. La foule, massée devant le tribunal, veut « nous faire notre fête ». Les gardes nous raccompagnent. Nous sortons par une petite porte latérale. Malgré cela, certains excités nous retrouvent, nous bousculent, nous hurlent des injures au visage, veulent nous entraîner. Les CRS nous maintiennent dans la houle et nous ouvrent la voie. Léo monte dans une Jeep, moi dans une autre. Mes gardes du corps me reconduisent jusque dans ma chambre et me recommandent de n’en plus bouger avant le lendemain, dix heures. Ils viendront nous chercher pour le départ. Le matin, nous sommes conduits, sous protection militaire, au petit aéroport de Philippeville.
Après l’annulation de ce verdict pour vice de forme, un second procès, fin 1958, acquittera tous les accusés à l’exception de deux d’entre eux, à nouveau condamnés à mort. En mai 1959, Gisèle Halimi et Léo Matarasso obtiendront du général de Gaulle qu’il les gracie. Mais bon nombre d’acquittés, maintenus en détention, seront assassinés par des partisans de l’Algérie française.
Gisèle Halimi
Avocate (1927-2020). Ce texte est extrait de son livre Le Lait de l’oranger, © Éditions Gallimard, Paris, 1988.