Bon article qui résume comment la Russie a réussi à accomplir l'inverse de ses objectifs.
Quatre mois après l’invasion russe
Les dégâts d’une « opération » très spéciale
L’« opération spéciale » de « mise à la raison » du voisin ukrainien lancée par Moscou le 24 février dernier a déjà tourné à la catastrophe pour l’Ukraine bien sûr, mais aussi pour M. Vladimir Poutine lui-même, pour son régime, pour la Russie, avec des retombées à une échelle mondiale. Et cela, quelle que soit un jour l’issue finale ou simplement partielle du conflit.
Après ces quatre premiers mois de guerre, on peine toujours à comprendre comment le président russe, à la tête d’un des plus grands pays de la planète, d’un État sophistiqué, reposant sur de plantureux services de renseignement dont il est lui-même issu, a pu se persuader de partir dans cette aventure et prétendre qu’il y avait matière en Ukraine à la « dénazification » et à empêcher un « génocide ». Et comment on a pu rêver à Moscou qu’un pays qu’on s’acharne à détruire militairement puisse en venir à aimer un jour son bourreau ...
Tout dépend bien sûr de la ligne que l’on adopte, mais la liste des retombées plutôt négatives ou franchement dramatiques de ce coup de dés poutinien semble sans fin. Dans beaucoup de domaines, ce n’est pas seulement le recul, la déconvenue : c’est le gâchis, le désastre, l’inverse de ce qui était annoncé ou même souhaité… En voici un florilège, que chacun et chacune pourra éventuellement compléter — ou critiquer — selon ses inclinations.
Retour de « l’Occident » à l’ancienne…
• Avec l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine a réussi à réveiller l’Alliance transatlantique, qu’Emmanuel Macron, en 2019 — sur fond de bisbilles avec une Turquie toujours ambivalente — promettait à une « mort cérébrale », et que Donald Trump songeait tout simplement à déserter ;
• finalement, le numéro un russe a contribué à ramener les Américains dans le jeu européen, alors que ces derniers souhaitaient y être de moins en moins impliqués ;
• le patron du Kremlin voulait moins d’OTAN ; il en a récolté plus : « L’OTAN reste l’alliance la plus puissante de l’Histoire », claironne le communiqué final du sommet de Madrid, le 1er juillet dernier ;
• mieux encore : « l’opération spéciale » a eu pour effet de réunifier la trentaine d’États-membres de l’Organisation, auparavant tiraillés entre ouest et est, désormais traumatisés et contraints d’emboîter le pas au « parrain » américain (1).
... Et d’une forme de « guerre froide »
• C’est aussi le retour à une ambiance de type « guerre froide », que le début des années 2000 avait fait oublier — sauf que les blocs ne sont plus équivalents, et que les règles du nouveau face-à-face sont encore à définir ;
• c’est la résurrection de l’Alliance atlantique, qui se relance politiquement (élargissement, réactivation de l’article 5 de la Charte de l’Atlantique sur la défense mutuelle) et militairement (la mobilisation des armées des pays-membres en vue de défendre l’un des leurs, dans la perspective d’un conflit de « haute intensité ») : ceux qui militaient pour qu’un pays comme la France, par exemple, prenne à nouveau ses distances avec ce « bras armé de l’Occident libéral, capitaliste, américain » en sont pour leurs frais, au moins pour le moment ;
• l’entrée (à terme) dans l’OTAN de la Suède et de la Finlande, traditionnelles championnes de la « neutralité » (2) auxquelles le « coup » de Poutine en Ukraine a fait peur, renforce l’image et le poids de l’Alliance, qui a désormais absorbé la presque totalité des États de l’Union européenne, et projette d’intégrer la Bosnie, la Géorgie, la Moldavie, si ce n’est un jour l’Ukraine.
La Russie, ennemie rêvée, nouvelle pestiférée...
• Une Russie élevée au rang de « menace directe » dans la nouvelle « feuille de route » — ou « concept stratégique » — adoptée au dernier sommet de l’OTAN, à Madrid ; tandis que le Kremlin en est réduit à dénoncer « l’agressivité » de l’Alliance à l’égard de la Russie, ou ses « ambitions impérialistes » ;
• grâce à la « défection » de la Finlande, la Russie se retrouve à partager 1 300 kilomètres supplémentaires de frontière directe avec un pays de l’OTAN, qui bénéficiera à l’avenir des mêmes mesures de « réassurance » que celles qui sont prodiguées depuis des années aux pays baltes, à la Pologne, à la Roumanie, à l’Ukraine — sous forme d’armes fournies à ce non-membre de l’Organisation — et encore plus ces tout derniers mois, avec une intensification de l’appui aérien, et le déploiement d’une demi-douzaine de brigades alliées dans les pays-contact ;
• La mise en évidence ces derniers mois en Ukraine d’une suite de revers militaires a surligné les limites de l’armée russe, présentée naguère comme la seconde force du monde.
... Cruelle et menaçante...
• L’armée russe traîne une image de « cruauté », d’actions disproportionnées, d’indifférence aux lois internationales (massacres d’habitants, bombardements de civils, etc.) qui lui colle à la peau depuis les engagements en Afghanistan, en Tchétchénie, ou en Syrie, et que les conditions de « l’opération spéciale » en Ukraine ne démentent pas ;
• la dangereuse agitation, par le président Poutine lui-même, du grelot nucléaire, menaçant les pays donateurs d’armes à Kiev, annonçant des mises en alerte des commandements stratégiques, ou le déploiement dans l’enclave de Kaliningrad (sur la Baltique) et en Biélorussie (frontalière avec l’Ukraine) de vecteurs susceptibles d’être dotés d’armement nucléaire ;
• le relatif isolement international de la Russie, contrainte de se rabattre sur les potentialités d’échanges avec la Chine et l’Inde, et sur ses zones d’influence limitées au Proche-Orient et à sa présence en Afrique.
... Pendant que les États-Unis battent le rappel…
• Le passage à une force de déploiement rapide (NRF) de l’Alliance atlantique, de 300 000 hommes dûment entraînés (et non plus de 40 000, comme actuellement), a été décidé au sommet de Madrid : il faudra du temps et des moyens pour en arriver là, mais la direction est donnée ;
• le président Joseph Biden a annoncé une augmentation des effectifs des soldats américains dans leurs bases de neuf pays européens (3) ;
• la course à l’augmentation des budgets défense, sous les auspices de l’OTAN, et à une « normalisation » à marche forcée sous prétexte « d’inter-opérabilité » entre alliés profite surtout à l’industrie américaine de l’armement (4), alors que ses homologues européens, notamment français sont régulièrement distancés ;
• les pays d’Europe de l’Est, directement frontaliers avec la Russie, sont incités à participer au financement des bases militaires étrangères, et à se fournir plus que jamais sur le marché américain de l’armement ;
• en dépit de certaines résistances européennes, en particulier françaises, le président Biden aura tenté aussi d’enrôler l’OTAN dans le bras de fer des États-Unis avec la Chine : en fin de compte, le concept stratégique adopté à Madrid se limite à évoquer les dangereux « défis systémiques » lancés par Pékin.
… Et que la crise économique mondiale s’intensifie…
• Les six vagues de sanctions européennes et américaines contre la Russie lancées ces derniers mois entravent l’économie du pays-agresseur, mais contribuent aussi à la désorganisation du marché de l’énergie, au renchérissement des prix, notamment alimentaires.
• on assiste à un retour spectaculaire de l’inflation (5) qui menace les économies et les équilibres sociaux de nombreux pays, avec de probables conséquences politiques, notamment dans les États du Sud ;
• du fait de la guerre, les coûts du transport maritime explosent ; des ports sont bloqués ; des réserves pourrissent ; des semences vont manquer ; des menaces de disette, voire de famine se profilent au Proche-Orient, en Afrique ;
• des bénéfices sont en revanche engrangés par les profiteurs de la guerre — notamment les pétroliers et céréaliers américains ou européens qui profitent de nouveaux marchés, avec des prix à la hausse du fait des sanctions que leurs propres dirigeants ont initiées ;
• des millions de réfugiés fuient les combats, surtout à l’intérieur de l’Ukraine, dans les pays voisins, et jusque vers l’Europe de l’Ouest et les Amériques : un exode qui témoigne de la peur engendrée par l’assaillant-occupant et du volume des destructions, qui pèsera sur le règlement futur du conflit ukrainien, et sur les conditions de reconstruction du pays.
... Avec une Europe à nouveau en voie d’effacement…
• Assiste-t-on à « l’européisation de l’OTAN », comme veut le croire par exemple le général Jean-Paul Palomeros (C dans l’air, France 5, 29 juin 2022) (6), ou au contraire à « l’otanisation de l’Europe », comme l’affirme le secrétaire général de l’Alliance, le norvégien et très peu européen Jens Stoltenberg, saluant une fois de plus, au sommet de Madrid, « le leadership décisif des États-Unis ». ?
• en tout cas, voilà « l’Europe de la défense » mise en sourdine, en dépit des efforts de la présidence française de l’Union (janvier à juin 2022) : elle est ramenée à ses dimensions et capacités réelles, telles que le financement, la formation, la reconstruction — sans espoir d’une autonomie réelle avant longtemps (7) ;
• autre retombée de l’invasion de l’Ukraine par la Russie : l’Allemagne, longtemps conciliante à l’égard de Moscou, notamment pour des raisons commerciales, renonce brusquement à la réserve qu’elle s’imposait sur le plan militaire depuis la défaite du régime nazi, et lance d’ambitieux plans de réarmement (8) ;
• le pire étant, pour le président Poutine, qu’en plus d’avoir sorti l’OTAN de la noyade, et d’avoir revivifié une coalition hostile à ses frontières, il aura réussi au fil de son « opération spéciale » à faire émerger un président Volodymyr Zelensky « qui a su incarner devant les opinions publiques l’héroïsme d’un peuple victime d’une agression particulièrement brutale », et — plus grave pour Moscou — « la création dans le fer et le feu d’une nation ukrainienne qui voit désormais en la Russie l’ennemi absolu », ainsi que l’écrit dans Le Point du 3 juillet Gérard Araud, ancien ambassadeur français aux Nations unies, puis aux États-Unis.
Philippe Leymarie