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Liens entre le RN et la Russie : quels sont les nouveaux éléments apportés par le «Washington Post» ?
Elections européennes 2024 dossier
L’article du quotidien américain reprend largement les conclusions du rapport parlementaire de juin 2023 sur l’ingérence étrangère – dans lequel le Rassemblement national est dépeint comme une «courroie de transmission» du discours officiel russe – mais n’apporte guère d’éléments nouveaux sur ce sujet.
Sergueï Kirienko, le chef d'état-major adjoint du Kremlin, à Goudermes (république de Tchétchénie, en Russie), le 25 décembre 2022. (Yelena Afonina /Tass. Abaca)
par Service Checknews
publié le 3 janvier 2024 à 15h39
Fallait-il attendre la presse américaine pour faire éclater au grand jour les liens entre le RN et Moscou ? C’est l’avis des plusieurs commentateurs sur les réseaux sociaux, après la publication d’une enquête du Washington Post sur l’ingérence russe en France. «Les médias français, englués dans les pétitions pour ou contre Depardieu, n’ont pas voulu se pencher sur la collusion Kremlin /RN confirmée par l’enquête ravageuse du Washington Post, enquête jamais vraiment conduite par la presse hexagonale», écrit ainsi un utilisateur de Twitter (renommé X). Une critique infondée, à en croire plusieurs journalistes, rappelant que plusieurs enquêtes réalisées par des médias français, comme le Monde ou Mediapart, ont questionné ces dernières années la proximité du Rassemblement national avec le Kremlin.
Paul Moreira, journaliste et auteur d’une enquête diffusée sur Arte en 2018, a notamment réagi à la publication du Washington Post en suggérant que «l’essentiel» sur le sujet avait déjà été dit. De fait, l’article américain reprend surtout des éléments déjà connus, établis grâce à des enquêtes journalistiques françaises, ainsi que des points abordés dans un rapport parlementaire de juin 2023 sur les ingérences étrangères.
Le Washington Post a révélé le soutien de #Poutine à #MarineLePen. Je ne voudrais pas avoir l'air de la ramener mais j'avais sorti l'essentiel en 2017 dans un docu pour @ARTEfr . Y compris 2 rencontres secrètes entre Marine Le Pen et Poutine. C'est là.
https://t.co/SYcBNMYMuV
— Paul Moreira (@PaulMoreiraPLTV) January 1, 2024
Depuis 2014, et la contraction d’un important prêt auprès d’une banque russo-tchèque, jusqu’à septembre 2023, date à laquelle a un lieu un remboursement anticipé intégral, le parti d’extrême droite a régulièrement été accusé de subir l’influence de Moscou. «Vous parlez à votre banquier quand vous parlez de la Russie», avait ainsi lancé Emmanuel Macron à Marine Le Pen lors du débat de l’entre-deux-tours de la présidentielle 2022. En dix ans, Mediapart a ainsi consacré une trentaine d’articles à ce dossier, avec, récemment, la révélation de l’implication directe d’un conseiller de Poutine dans la négociation du fameux emprunt, qui confirmait l’intérêt tout particulier du pouvoir russe pour le parti français. Marine Turchi, journaliste de Mediapart qui a signé la plupart de ces enquêtes, note auprès de CheckNews que «la ligne pro-russe» a été, durant toutes les années suivant cet évènement, «la politique officielle du parti».
L’«arrangement commercial» de Jean-Luc Schaffhauser
En 2019, la Direction générale de la sécurité intérieure avait noté que les rares relais d’opinion français de la Russie au sein du Parlement étaient tous liés au RN. Dans le rapport parlementaire sur l’ingérence étrangère remis à l’Assemblée début juin, une vingtaine de pages étaient consacrées au «cas particulier du Rassemblement national» quant à son positionnement résolument pro-russe : «A chaque crise géopolitique [provoquée par la Russie], le FN puis le RN ont assuré Vladimir Poutine de leur soutien», relevait le rapport. Il identifiait «des convergences de vues» et «des intérêts communs» «qui se traduisent par des soutiens concrets comme le relais des positions internationales des autorités russes, les déplacements d’élus RN en Russie, au Donbass ou en Crimée illégalement annexée, y compris en servant de caution à des consultations électorales non reconnues par la communauté internationale, ou des votes défavorables aux condamnations des violations du droit international par la Russie et aux sanctions internationales prononcées contre cet Etat». Le RN était, à ces égards, décrit comme une «courroie de transmission efficace» et un «relais direct du discours officiel russe».
Voir également :
Liens idéologiques, argent… comment la Russie tient les RN
Elections
17 avr. 2022
Sur ce dossier, le Washington Post n’apporte qu’un élément réellement inédit. Il concerne Jean-Luc Schaffhauser, un ex-député européen qui a joué les intermédiaires pour le parti de Marine Le Pen dans les négociations avec la banque russo-tchèque, qui s’est toutefois éloigné du Rassemblement national depuis plusieurs années. Le quotidien américain révèle que Schaffhauser reçoit «un financement et un soutien réguliers de la part du numéro 2 de l’ambassade de Russie à Paris, Ilya Subbotin», par le biais de «la location d’un étage [d’une résidence dont Schaffhauser est le propriétaire] à Strasbourg» – une situation que l’ex-député européen a qualifiée de simple «arrangement commercial». Le Washington Post nous apprend également que Schaffhauser a proposé de lancer, avec le soutien financier de Moscou, une fondation qui plaiderait en faveur d’un cessez-le-feu en Ukraine, le Kremlin conservant son emprise sur les régions orientales du pays en échange d’un nouveau rapprochement avec l’Occident et d’une sortie de son alliance de plus en plus étroite avec la Chine. M. Schaffhauser a expliqué agir dans l’intérêt de la France et non de la Russie.
«Promouvoir la discorde politique en France»
«Concernant le RN, cet article ne nous apprend pas grand-chose», commente Marine Turchi. «On y apprend que Schaffhauser maintient ses liens avec la Russie, mais ce point n’est pas très étonnant : cette position de porteur des intérêts russes est quelque chose qui transparaissait depuis longtemps dans ses interviews, et encore en mai dans son audition devant la commission parlementaire, comme c’était par ailleurs le cas pour Thierry Mariani. L’existence de ce lien financier, au travers de cette location, est quelque chose d’intéressant, car cela donne de la matérialité aux liens entre Schaffhauser et le pouvoir russe, et s’ajoute aux commissions touchées [en tant qu’intermédiaire] dans le cadre des prêts étrangers du RN – commissions qui font l’objet d’une enquête judiciaire en France. Mais Schaffhauser ayant quitté le RN, cela ne nous dit pas si, au sein du parti, on est encore sensible aux tentatives de lobbying russe, comme ce fut le cas entre 2011 et 2022.»
De fait, note Marine Turchi, «depuis l’invasion de l’Ukraine, en 2022, on ne sait pas exactement ce qu’il en est des liens RN-Russie, à l’exception du soutien explicite de Mariani à Moscou. Le Washington Post mentionne une opération de lobbying auprès de responsables politiques français, mais il ne donne pas de noms et ne dit pas si la direction du RN y a été réceptive». Le quotidien mentionne en effet des documents «obtenus par un service de sécurité européen» qui révèlent que Sergueï Kirienko – le chef d’état-major adjoint de l’administration de Poutine – a explicitement chargé des stratèges politiques du Kremlin «de promouvoir la discorde politique en France», de «saper le soutien de la France à Kyiv» et «d’affaiblir la détermination de l’Otan», par l’intermédiaire des réseaux sociaux «et de personnalités politiques, de leaders d’opinion et d’activistes». Les documents consultés ne nommeraient toutefois pas les personnalités concernées.
Le quotidien cite, entre autres exemples, un document demandant à promouvoir des messages permettant d’accroître «le nombre de Français réticents à payer pour la guerre d’un autre pays» et le nombre de ceux craignant «une confrontation directe avec la Russie». Dans une autre note citée par le Washington Post, un stratège du Kremlin demande à l’employé d’une ferme à trolls de créer un message – attribué à «un Français d’âge moyen» fictif – présentant le soutien de l’Europe à l’Ukraine comme «une aventure stupide» dont les conséquences sont «l’inflation et la baisse du niveau de vie». Auprès du Washington Post, un porte-parole du Kremlin a contesté l’authenticité de ces différents documents.
La ligne lepéniste remonte à la surface
Ces éléments de langage se sont retrouvés, pour partie, dans les discours de responsables du RN. Tout au long de l’année 2022, Marine Le Pen a réclamé l’abandon des sanctions prises contre la Russie qui selon elles «ne servent à rien» sinon «à faire souffrir» les Européens. Au printemps 2022, elle promettait, évoquant les sanctions, «des conséquences cataclysmiques sur le pouvoir d’achat des Français». Pour autant, le Washington Post n’apporte pas d’élément permettant de prouver que l’apparentement des positions de certains cadres du RN avec certains éléments poussés par Moscou est la conséquence directe de ce lobbying du Kremlin.
Interrogé sur Sud Radio sur les conclusions de l’article du Washington Post, Laurent Jacobelli, porte-parole du RN, a dénoncé une «cabale». «Notre position est très claire : il y a un agresseur et un agressé, l’agresseur s’appelle la Russie, l’agressé s’appelle l’Ukraine. Si la Russie nous avait donné nos éléments de langage, je ne crois pas que nous dirions ça.» On notera que, dans le même entretien, Jacobelli parvient à glisser l’idée que «ce n’est pas en 2014 que l’Ukraine a été envahie» – un propos en cohérence avec ce qui constitue la ligne lepéniste depuis dix ans, à savoir considérer comme légitime l’annexion de la Crimée.