Cinquième groupe agroalimentaire français, voilà sept ans, depuis 2017, qu’il est présidé par Arnaud Rousseau, 50 ans. Ancien trader de matières premières agricoles, formé à l’European Business School, il avait repris en 2002 l’exploitation de son père en Seine-et-Marne : 700 hectares de colza, tournesol, blé et même betterave. Rien que chez Avril, il aurait – selon un documentaire de Complément d’enquête diffusé en février – perçu à ce titre 187 000 euros l’an dernier, sous forme de jetons de présence, indemnités et autres frais. Soit un montant par mois qu’un éleveur peine souvent à gagner sur un an.
En avril 2023, Arnaud Rousseau succède par ailleurs à Christiane Lambert à la tête de la FNSEA. Ce n’est pas la première fois que le groupe Avril prend la tête du principal syndicat, qui pesait 55 % aux dernières élections des chambres d’agriculture, il y a six ans. Son prédécesseur, Xavier Beulin, avait également cumulé les deux casquettes jusqu’à son décès en 2017. Dans sa notice du «Who’s who», ce dernier mentionnait golf et voile à la rubrique sport, moto et voyages à la rubrique loisirs…
Les syndicats concurrents sont vent debout contre cette confusion des genres. Christian Convers, secrétaire général de la Coordination rurale (environ 20 % aux dernières élections), n’a pas de mots assez durs : «Rousseau représente tout ce que les agriculteurs ne veulent plus. Son double jeu est insupportable. Il défend les intérêts des multinationales, mais on ne peut pas faire du business et représenter les agriculteurs. C’est une trahison, une tromperie.» A gauche, la Confédération paysanne (aux scores électoraux similaires), abonde : «Il est l’incarnation même du double discours. La FNSEA dit être favorable aux accords de libre-échange avec seulement des clauses miroirs», qui permettent de soumettre les importations aux mêmes normes que celles imposées aux agriculteurs européens.
«Pieuvre» ou «ovni»
Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture sous François Hollande, admet «une certaine ambiguïté qui peut conduire au grand écart, entre les enjeux purement agricoles et industriels». Lui-même était plutôt en contact avec Xavier Beulin. «C’est une vieille histoire, qui ne pose pas de problème de légitimité pour Sofiprotéol devenu Avril, mais plutôt au sein de la FNSEA.»
Ni le groupe Avril ni la FNSEA n’ont répondu aux sollicitations de Libération, mais Arnaud Rousseau s’est exprimé récemment au micro de France Info. A propos du Mercosur : «Sur le volet agricole, tel qu’il est rédigé, c’est non. L’agriculture est la contrepartie d’autres secteurs, c’est elle qui perd.» Mais il prévient : «Il faut bien continuer à échanger, exporter nos vins et fromages.»
Quant à sa double casquette, il n’y voit pas malice : «Avril appartient à tous les agriculteurs. Il faut investir pour l’avenir. Au Brésil, nous allons chercher le produit, le ricin, et la technologie que détient A.Azevedo Oleos. Car l’oléochimie est l’avenir de l’après-pétrole.» Lors de son audition devant les députés, il répétait être «hostile» au Mercosur, pointant un accord «déséquilibré». Mais il bémolisait dans la foulée son opposition : «Pour les agriculteurs, la simplification administrative reste la question centrale, le sujet numéro 2 est le manque de vaccins pour l’élevage.»
L’empire Avril, parfois qualifié de «pieuvre» ou d’«ovni», ne cesse d’étendre le spectre de ses activités, bien au-delà des oléoprotéagineux. Il s’étend dans les abattoirs porcins, les poules pondeuses (2 milliards d’œufs commercialisés chaque année, sous la marque Matines, récemment revendue). Il a fait main basse sur Sanders, leader de l’alimentation animale, un transformateur de riz, un fabricant de sauces italien… Il a également investi massivement dans la recherche. En 2019, les activistes animaliers de l’association L214 avaient ainsi dénoncé l’usage de «vaches à hublot» dans un de ses centres dans la Sarthe : un trou dans leur ventre, comblé par un hublot, donc, permet aux chercheurs d’entrer à main nue dans la panse de la vache afin d’y effectuer divers prélèvements.
«Arnaud, garde ton glypho, déverse tes capitaux !»
L’omnipotence du groupe Avril atteindra-t-elle un jour ses limites ? Intéressant retour en arrière : en 2002, la Cour des comptes avait pointé la «légalité douteuse» des oxymoriques «cotisations volontaires obligatoires» (payées par les producteurs), base de la puissance financière d’Avril (encore nommée Sofiprotéol) : «Le caractère faussement volontaire des fonds prélevés paraît avoir dissuadé l’Etat d’en contrôler sérieusement l’emploi.» Mieux, la juridiction financière de l’ordre administratif pointait «plusieurs interventions financières particulièrement discutables, soit qu’elles aient bénéficié de façon avantageuse à une coopérative dont le vice-président était aussi président de Sofiprotéol, soit qu’elles aient financé des organisations étrangères à la filière». Le groupe rétorquait alors qu’il s’agissait d’une affaire privée entre professionnels du colza, dans laquelle la Cour des comptes et la justice n’auraient pas à mettre leur nez. «Mieux que la république bananière, la république oléagineuse», concluait à l’époque Libération. Malgré l’alerte, tout peut donc continuer comme si de rien n’était.
Il y a deux semaines, la Confédération paysanne manifestait devant le siège breton d’Avril afin de dénoncer son libre-échangisme. Aux cris de «Arnaud, garde ton glypho, déverse tes capitaux !» Officiellement, le groupe ne distribue pas de dividendes, les bénéfices étant réinvestis – pas moins de 450 millions d’euros l’an dernier – dans un mouvement apparemment sans fin. Mais sa structure faîtière, Avril Gestion, distribue plusieurs centaines de milliers d’euros chaque année, au profit de quelques actionnaires triés sur le volet. La guerre en Ukraine lui aura même été profitable : la baisse de la production locale ayant fait flamber le prix du colza et autres oléoprotéagineux, Avril, qui avait préalablement sécurisé ses approvisionnements à moindre coût, a largement surfé sur la vague.
Dans le passé, la Coordination rurale avait elle aussi envahi le siège d’Avril, afin de dénoncer son importation d’huile de palme, «qui ne respecte pas nos propres règles de production et entraîne d’importantes distorsions de concurrence». Autre récent reproche du syndicat, l’importation de «colza OGM» en provenance du Canada. La baisse de la production française aurait conduit à «quelques importations pour éviter de fermer une des usines de trituration» des grains de colza, a tenté de colmater Arnaud Rousseau. Ou quand l’industriel prend franchement le pas sur l’agriculteur.
Fin novembre, une cinquantaine de militants de la Coordination ont perturbé le déplacement d’Arnaud Rousseau à Agen (Lot-et-Garonne), pour le congrès des producteurs de légumes, qui finira protégé par des CRS. «Méthodes lamentables, menaces inacceptables, dénonce-t-il. Pour ma part, jamais je n’accepterais que la présidente de la Coordination rurale soit menacée physiquement.» Pas de doute, les élections consulaires (la FNSEA majoritaire contrôle actuellement 97 chambres d’agriculture, contre 3 à la Coordination rurale et une à la Confédération paysanne), baromètre de la représentativité syndicale, sont bien lancées.